Au théâtre des Capucins, Let Me Die Before I Wake propose une veillée funèbre où la musique contemporaine rencontre le texte et la danse. Interview croisée avec Renelde Pierlot, metteuse en scène, et Florence Martin, codirectrice de l’ensemble Lucilin.
Les chemins de Renelde Pierlot et de l’ensemble United Instruments of Lucilin se sont sans doute déjà croisés dans les Théâtres de la Ville, mais jamais sur scène. Ce sera chose faite avec Let Me Die Before I Wake, un programme de 80 minutes commandé par le directeur des Théâtres, Tom Leick-Burns, pour les Capucins, et dont la première de quatre représentations aura lieu vendredi soir. Après une pandémie qui se résume surtout, aujourd’hui en Europe et ailleurs, à des disputes autour du vaccin et du pass sanitaire, on semble oublier – déjà – les ravages qu’elle a provoqués depuis un an et demi. La photo glaçante des camions militaires dans lesquels les autorités italiennes ont entassé les morts semble être un souvenir lointain. Pour la metteuse en scène, cette période de «retour à la vie» était le meilleur moment pour explorer, dans ce spectacle qui croise musique contemporaine, texte et danse, le rite funéraire et sa place dans la société, sur des compositions de George Crumb et Salvatore Sciarrino ou encore une création musicale d’Albena Petrovic. Renelde Pierlot et Florence Martin, codirectrice de l’ensemble Lucilin, racontent le projet.
Let Me Die Before I Wake marque votre première collaboration. Comment s’est-elle mise en place ?
Florence Martin : Le Grand Théâtre est un partenaire majeur de Lucilin, mais pour notre collaboration cette année, nous voulions trouver une forme qui ne soit pas un opéra, du théâtre ou un concert, comme on le fait d’habitude, mais qui soit au milieu de tout ça. Ainsi, Tom Leick-Burns a fait appel à Renelde Pierlot et nous a commandé un spectacle pour lequel nous collaborerions.
Renelde Pierlot : J’avais envie de travailler sur les rituels funéraires, c’est venu de ce que l’on a pu vivre pendant le confinement : des personnes qui n’ont pas eu droit à un enterrement, à qui la famille n’a pas pu dire adieu… Que ce soit dû au covid ou non, on est en train de perdre nos rituels, et la pièce est une réflexion sur cela aussi.
F. M. : Avec Renelde, on a échangé sur des musiques contemporaines qui traitent de ce thème, puis on a fait une sélection de pièces qui pouvaient marcher scéniquement, à partir desquelles elle a conçu le spectacle.
La mort est liée à la fête, très fortement. On l’oublie, comme on oublie nos rites
Le rituel funéraire est une pratique qui existe depuis l’Antiquité, sinon la Préhistoire, et présente dans toutes les civilisations. Ce spectacle a-t-il une portée historique ou, au contraire, relève-t-il plutôt d’une idée fantasmée du rite ?
R. P. : Comme tous mes travaux, j’ai commencé celui-ci en me documentant, non pas sur tous les rituels qui existent, car il en existe sans doute autant qu’il existe de vivants ou de morts, mais sur les différentes pratiques dans le monde. J’ai découvert plein de similitudes, plein de différences… Mon idée était de faire une grande cérémonie, après le covid, pour toutes les personnes qui nous ont quittés. Une cérémonie hybride qui s’inspire des rituels qui existent un peu partout, pour ces morts que l’on n’a pas pu voir ni accompagner. L’idée m’est venue aussi parce que l’on m’a proposé de faire ça au théâtre des Capucins, qui était une église avant. Je ne voulais pas reproduire un enterrement chrétien ou d’une autre religion, mais trouver un endroit de partage, ce qui a un peu manqué ces derniers temps.
Est-ce une façon aussi d’enterrer la pandémie, comme un passage dans un autre monde, le « monde d’après » ?
R. P. : La mort est liée à la fête, très fortement. On l’oublie, comme on oublie nos rites. Les carnavals, par exemple, parmi tant d’autres traditions, sont directement liés à la mort. La mort, c’est la fête ! Ce spectacle n’est pas un spectacle triste. On a tendance à voir la mort comme une défaite, mais dans d’autres sociétés, elle est vue comme une transition, un passage vers autre chose. Quand quelqu’un meurt, ça met le chaos et il est très important d’avoir ces rites pour célébrer cela et redéfinir les positions de chacun dans la société, la famille…
Le titre de la pièce, Let Me Die Before I Wake, est celui d’un solo de clarinette de Salvatore Sciarrino inclus dans le programme. Mais on y trouve aussi une fameuse composition de George Crumb, Black Angels, qui porte en elle cette idée de chaos, justement…
F. M. : Crumb, c’était l’idée de départ. Black Angels est un quatuor assez mythique qui n’a jamais été présenté au Luxembourg et qui était dans la « wishlist » de Lucilin depuis un moment. On n’en jouera que des extraits, mais dans son intégralité, tout est dedans : la mort, la perte, la douleur, le rite, l’espoir… Le solo de clarinette de Sciarrino et Black Angels, ce sont les deux pièces qui nous sont apparues comme des évidences pour concevoir ce programme.
R. P. : Black Angels, c’est une pièce qui a été écrite par rapport à la guerre du Vietnam. On parle d’un drame absolu de l’époque : c’était une évidence, pour moi comme pour Lucilin. Au début, toutes les propositions qu’ils me faisaient étaient assez noires, puis on a ajouté d’autres morceaux plus festifs… Si on jouait Crumb toute la soirée, le public ressortirait de là plus défait qu’en entrant! (Elle rit) Le rituel funéraire, c’est quelque chose qui aide à se laver de ses émotions et à retourner dans la vie avec plus de force.
F. M. : En échangeant avec Renelde, on a vu la subjectivité de ce qui est considéré comme sombre ou triste. C’était amusant de voir que nous n’avions pas le même curseur, mais on a trouvé un terrain d’entente sur ces pièces. C’était passionnant de faire ces allers-retours, de chercher à répondre aux attentes de quelqu’un comme Renelde, qui sait où elle va. C’était agréable de la suivre.
Ce que nous voulons mettre en avant, c’est une autre manière d’écouter la musique
En plus de ces compositions de répertoire, le programme inclut aussi une création réalisée pour l’occasion par la compositrice bulgare Albena Petrovic…
F. M. : Dans le milieu de la musique contemporaine, il y a toujours cette course aux nouvelles œuvres. Pour nous, il est tout aussi important de rejouer des pièces de répertoire, que l’on a envie de continuer à défendre même si elles ont trente ou quarante ans, que de présenter de la création. Les deux sont combinés ici, et c’est ce que l’on aimerait pouvoir présenter à chaque fois. Albena Petrovic est basée au Luxembourg et on la connaît bien pour avoir collaboré avec elle sur d’autres projets. On lui a donc demandé de faire quelque chose qui ne soit pas trop sombre, assez rythmé, en écho à d’autres musiques du spectacle, comme celle de Piazzolla que l’on a en clôture.
Votre envie commune de sortir de votre zone de confort se traduit ici dans un spectacle qui convoque aussi le texte et le mouvement. Il y a des choses que la musique ne suffit pas à exprimer ?
R. P. : Quand on m’a proposé cette collaboration, on m’a dit que Lucilin voulait faire de la musique et du texte; j’ai immédiatement répondu que je ne voulais pas me retrouver dans la configuration du récital. Je voulais mélanger les disciplines, ne pas faire une soirée qui soit comme un collier de perles, avec des numéros qui s’enchaînent. Très vite, j’ai eu envie de mettre du mouvement, ce qui est évident quand on veut être dans une dynamique de célébration.
F. M. : Dire que la musique ne suffit plus, ce serait trop radical. L’ensemble Lucilin défend le croisement de la musique contemporaine avec d’autres disciplines. Pour nous, cela a un intérêt artistique très fort. Lucilin fait encore des concerts sous une forme plus classique – et le mois d’octobre sera bien chargé à cet égard – mais ce que nous voulons mettre en avant, c’est une autre manière d’écouter la musique.
Entretien avec Valentin Maniglia
Let Me Die Before I Wake, conception et mise en scène de Renelde Pierlot. Vendredi, samedi et mardi à 20 h. Dimanche à 17 h. Théâtre des Capucins – Luxembourg.