Avec son deuxième long métrage, Streams – coproduit par Tarantula Luxembourg –, le cinéaste tunisien Mehdi Hmili revient sur une période noire de sa jeunesse, sans tabou et avec beaucoup de style.
Il est des vies aux parcours si inconcevables que l’on dit d’elles, selon une expression, que l’on aurait du mal à y croire même racontées dans un film. Dans son deuxième long métrage, Streams, le cinéaste tunisien Mehdi Hmili fait le pari de mettre en scène une double descente aux enfers bien réelle, la sienne et celle de sa mère. «C’est un film très personnel, avec beaucoup d’éléments autobiographiques. C’est l’histoire de ma famille, et il était très douloureux pour moi de la raconter», déclarait-il il y a quelques jours par téléphone depuis la Tunisie.
Amel (Afef Ben Mahmoud) travaille à l’usine, Moumen (Iheb Bouyahia) est promis à un avenir de gardien de but dans une équipe de foot. Mère et fils vivent dans un petit appartement des quartiers pauvres de Tunis, avec le père, alcoolique. Un soir, Amel est violée par un ami de son patron. Pour la justice, c’est elle qui est coupable d’adultère et d’attentat à la pudeur, elle file donc droit en prison. L’opprobre est jeté sur Moumen, qui entame une descente aux enfers au milieu des délinquants, des prostituées et des voleurs. À sa sortie, Amel part à la recherche de son fils dans les bas-fonds de la ville. Streams, en salle aujourd’hui, est coproduit au Luxembourg par Tarantula. Demain soir, le réalisateur présentera le film lors d’une séance spéciale, à l’Utopia.
Mehdi Hmili avait tenté de porter ce projet de longue date comme premier film, il y a quelques années. «J’y tenais vraiment, mais j’étais très jeune à l’époque, alors j’ai fait Thala mon amour (2016), mon premier long métrage, qui parlait de la révolution», explique le réalisateur. «Mon approche du cinéma est très personnelle : je crois qu’il faut faire en sorte que la petite histoire, intime, s’inscrive dans la grande, celle d’un pays, d’une société. Il est important qu’un metteur en scène soit sincère, en mettant en images ce qu’il a vécu, sans être moraliste», ajoute-t-il. Comme Moumen, Mehdi Hmili a lui aussi démarré, jeune, une carrière dans le football avant de «mal tourner». «Pour sortir du ghetto, il faut réussir. Le foot, quand on a quinze, seize ans, et qu’on fait partie du bas de l’échelle sociale, c’est un moteur d’ascension. Mais ça n’a pas marché : la société punit cette catégorie sociale à laquelle j’ai longtemps appartenu.»
Il voulait se «venger» de cette injustice, «faire mal à la société en me maltraitant moi-même et mon propre corps», mais son film montre surtout un monde qui inflige des punitions démesurées aux innocents, les transformant par la force des choses en criminels. «Je voulais m’exprimer par la violence, prendre des drogues… Je me suis retrouvé dans de grosses bagarres puis j’ai fait six mois en maison d’arrêt après avoir poignardé un flic.» Et pour raviver le douloureux souvenir de son passé, le cinéaste a choisi de tourner «dans (s)on quartier, où (s)es parents vivent encore aujourd’hui». Certaines séquences du film prennent d’ailleurs pour décors les lieux précis où Mehdi Hmili a vécu les mêmes situations que son personnage à l’écran. «Quand Moumen est poursuivi par ses agresseurs, je suis allé tourner sur les lieux, quinze ou vingt ans après que ça m’est arrivé. Comme lui, je voulais me jeter du toit parce que je considérais que ma vie était finie. Ma carrière dans le foot était terminée. Socialement, j’étais foutu, car ma mère était une pute et elle était en prison… Qu’est-ce que je pouvais bien faire d’autre que sauter?»
Si on a un petit moment de grâce dans un film, alors c’est bon, on l’a réussi
Avec ses personnages pleins de nuances, et à travers eux, le cinéaste raconte aussi la réalité d’une société tunisienne postrévolution «complètement corrompue». Le 25 juillet, le président tunisien, Kaïs Saïed, a donné le coup d’envoi d’une croisade anticorruption en s’octroyant les pleins pouvoirs. Mehdi Hmili espère que l’homme d’État tiendra sa parole. «La police détruit des vies. C’est elle qui contrôle tout le marché de contrebande, l’immigration clandestine, la drogue… Il faut dénoncer cela, il faut le dire au monde!» Dans la seconde moitié du film, Amel est aidée par un ex-policier devenu gérant de cabaret. «Une référence très tunisienne», avoue le réalisateur, avant de développer : «À la chute du régime de Ben Ali, on a autorisé ses policiers tortionnaires à ouvrir des bars, des clubs… Des endroits où l’on vend de l’alcool, qui vaut très cher.» Aider Amel, «c’est une manière pour lui de se racheter», mais dans une société si pourrie, il vaut mieux, pour faire le bien, avoir une arme cachée dans la boîte à gants de sa voiture…
Malgré la dureté et la violence, le cinéaste met à distance le réalisme total en allant puiser dans le naturalisme «à la Kechiche» – c’est d’ailleurs la monteuse de La Graine et le Mulet (2007) et de La Vie d’Adèle (2012), Ghalia Lacroix, qui signe le montage de Streams – tout comme dans l’esthétique stylisée de John Cassavetes, que Mehdi Hmili considère, dans un rire, comme son «deuxième père biologique». «C’est un cinéaste qui a changé ma vision des choses, au moment où je sortais de vingt ans de cinéma tunisien avec les étés à La Goulette, l’orientalisme, le hammam… Au premier jour de mes études à Paris, je suis allé voir Opening Night (1977) à la Cinémathèque française. J’en suis ressorti étourdi!» On trouve beaucoup de Gena Rowlands, épouse de Cassavetes et héroïne de ses films, dans le personnage joué par Afef Ben Mahmoud, et le titre répond à Love Streams (1984), l’un des derniers films du cinéaste américain, avec lequel il partage quelques moments de grâce, où les acteurs sont éblouissants. Chez Cassavetes comme chez Kechiche, «il y a ces moments où le film s’élève, respire, où la dramaturgie disparaît derrière un personnage qui vit. Il est important de laisser durer ces moments. Si on a un petit moment de grâce dans un film, alors c’est bon, on l’a réussi.»
Valentin Maniglia