C’est un film qui fait une petite sensation partout où il passe : Just 6.5 vogue entre le polar haletant et le témoignage social sur le problème de l’addiction au crack dans les rues de Téhéran. Un film coup-de-poing du jeune cinéaste iranien Saeed Roustayi.
Le fondement de la justice veut que tous les individus soient égaux devant la loi. Derrière les belles paroles, la réalité est tout autre; c’est vrai en Occident, cela l’est encore plus à Téhéran, ville minée par la consommation de crack. «La pauvreté peut mener à l’addiction aux drogues, et l’addiction aux drogues peut mener à la pauvreté», déclarait, en octobre dernier, le réalisateur Saeed Roustayi dans les pages du mensuel spécialisé néerlandais De Filmkrant. Le problème ne s’arrête évidemment pas aux quartiers pauvres, mais les deux restent liés : sur une population de 83 millions de personnes, plus de 60 % vivent en dessous du seuil de pauvreté, rapportait en janvier le Financial Times, et Saeed Roustayi rappelle que 6,5 millions d’Iraniens souffrent d’une addiction aux drogues dures, le crack en particulier.
Le titre international du deuxième long métrage du cinéaste iranien, Just 6.5, met l’accent sur cette réalité sociale; son titre français, La Loi de Téhéran, vend plus volontiers le film comme un polar, peut-être parce que l’on y trouve, dans l’Hexagone, des échos au cinéma de Jean-Pierre Melville, aussi bien du Cercle rouge (1970) que de L’Armée des ombres (1969). Le film, explique le réalisateur, se trouve quelque part entre les deux : «Quand je fais un film, je ne réfléchis pas en termes de genre (…) Just 6.5 est un film social contenant des éléments du cinéma policier, car certains personnages sont des inspecteurs de police.»
De même, il est difficile de raisonner en termes de «bons» et de «méchants», à l’instar de Melville et de deux autres maîtres du polar qui ont inspiré Saeed Roustayi, les Américains Sidney Lumet et Martin Scorsese. Après une séquence d’ouverture haletante dans laquelle un policier poursuit un dealer à pied dans les rues de Téhéran, l’histoire s’installe rapidement : Samad (Payman Maadi), flic aux méthodes expéditives, met enfin la main sur Nasser Khakzad (Navid Mohammadzadeh), parrain de la drogue. Mais la confrontation entre la justice et le cerveau du réseau ne prendra pas la tournure espérée.
À Téhéran, les addicts au crack ne se trouvent «pas seulement dans les ghettos mais dans absolument tous les quartiers», racontait Saeed Roustayi au Monde, en juillet. Et vivent dans la rue, par exemple dans des buses en béton, une sorte de salle de shoot à ciel ouvert qui accueille la population d’un quartier tout entier, où les policiers du film procèdent à un raid. «L’Afghanistan est le plus grand producteur de drogue au monde et nous avons une frontière commune, poursuit le cinéaste. Ce qui a bouleversé la donne, ce sont ces drogues chimiques qui ont fait exploser la production depuis 20 ans, et donc la consommation.»
On connaît assez peu le problème de la consommation de drogues dures, non seulement à l’étranger mais aussi à l’intérieur même de l’Iran. Le travail de Saeed Roustayi n’est pas de condamner la situation, mais d’en offrir une vision juste et à laquelle le spectateur saura être sensible. «Quand j’étais étudiant, j’ai fait plusieurs documentaires sur les toxicomanes», révélait le cinéaste tout juste âgé 32 ans au Filmkrant, et si un long travail documentaire a été nécessaire pour construire ce qui allait devenir «un polar par voie de conséquence», la forme documentaire n’a, elle, jamais été envisagée. C’est qu’à travers une histoire qui fait aussi bien la part belle à l’observation sociale qu’au suspense, Roustayi va plus loin que le sujet complexe de la lutte contre les consommateurs et les dealers de drogue : il y questionne la pauvreté, les méthodes de répression et leurs maigres résultats (de lourdes peines de prison ou la peine de mort, alors que «plus on resserre la législation, plus on produit de drogues», rappelle-t-il), le fonctionnement administratif de la justice ou encore la corruption, grand secret de Polichinelle de la justice iranienne.
La persévérance est la qualité première que doit avoir le cinéaste iranien
La plongée dans l’univers des «crackheads» devient progressivement une noyade à l’intérieur du labyrinthe de la justice. Toujours caméra au poing, et avec une dramaturgie intelligente, Roustayi montre qu’avec la loi surviennent des obstacles sur lesquels butent à la fois ceux qui l’enfreignent et ceux dont le travail est de la faire respecter. Ainsi, Samad, tout comme l’un de ses collègues de la police, risquent de se retrouver du même côté des barreaux que les dizaines, voire les centaines, de consommateurs de drogue qu’ils ont entassés dans une cellule insalubre quelques jours plus tôt. Pas étonnant, donc, que le film ait rencontré des difficultés à tous les stades de la production. Saeed Roustayi reconnaît qu’il y a «toujours eu de la censure» en Iran, mais que sa présence a augmenté en même temps que la pauvreté. «La persévérance est la qualité première que doit avoir le cinéaste iranien», dit ce grand admirateur de Kiarostami, de Jafar Panahi et d’Asghar Farhadi (Payman Maadi, qui tient le premier rôle de Just 6.5, est d’ailleurs l’acteur principal d’Une séparation). La sienne a payé : «plus de deux millions et demi» d’Iraniens ont vu le film, qui a fait pendant deux ans le tour des festivals – dont, cette année, le LuxFilmFest – et qui devient une petite sensation partout où il est distribué.
Valentin Maniglia