Dans un monde obsédé par le besoin d’exister, une jeune femme cherche à s’affranchir de la masse et d’une ville qui la dépasse. Une dystopie géniale signée Léa Murawiec qui, avec cette toute première œuvre, risque de vite se faire un nom.
Laisser une trace indélébile de son éphémère passage sur Terre, telle est la hantise de l’Homme. Planter un arbre, écrire un livre, faire un enfant… Les moyens pour conjurer l’absurdité de l’existence, comme le définissait Albert Camus, sont nombreux. Car au final, au bout de chemin, que reste-t-il? Un nom gravé sur une pierre et dans les mémoires, qui, progressivement, au fil du temps, tombe dans l’oubli. Fané, comme les fleurs ornant les tombes.
C’est justement durant ses balades dans les cimetières que Léa Murawiec a eu l’idée de sa première grande histoire, elle qui jusqu’alors préférait l’immédiateté des fanzines (publiés notamment par sa micromaison d’édition Flutiste). La thématique, multiple – le sens de la vie, l’importance des rêves, l’acceptation de sa propre disparition – nécessitait en effet de voir les choses en grand. Dans ce sens, les éditions 2024, qui aiment en mettre plein la vue avec des récits intelligents, sont rapidement devenues un partenaire de choix.
D’emblée, Le Grand Vide s’apparente à une critique des réseaux sociaux, d’un univers où il faut s’agiter pour exister, faire le buzz pour gagner en notoriété. Mais il va plus loin, empruntant la voie d’une science-fiction un peu folle, posant les bases d’un monde où le culte de soi est une obligation. L’héroïne de l’histoire, Manel Naher, ne peut s’y résoudre. Sur la couverture, on la découvre, cheveux au vent et regard intrépide, déterminée à prendre de la hauteur et à s’extraire d’une ville déshumanisée, où les ambitions sont écrasées et les esprits libres mis en cage.
Juste en dessous d’elle, l’horizon est barré par les milliers de noms qui s’affichent de toutes parts, sur tous les murs. Même les mendiants ne quémandent qu’une seconde d’attention… Ici, on ne parle en effet que de «présence». C’est elle qui fait tourner cette ville tentaculaire, qui régit la pensée, le travail, le quotidien et l’espace domestique. Car, il faut le savoir, au cœur de cette mégalopole, si personne ne pense à vous, si votre nom n’est pas cité ou conscientisé, peu à peu, vous dépérissez jusqu’à en mourir.
«Être oublié pourrait bien vous tuer» pourrait être le slogan d’une société où l’anonymat est dangereux pour la santé, et la renommée nécessaire pour accéder à une popularité salvatrice. Survivre pour certains, devenir «immortel» pour d’autres et entre les deux, Manel Naher qui, fragilisée par une chanteuse à succès portant le même nom qu’elle, cherche la fuite. Oublier les règles et codes qui l’étouffent pour aller explorer, avec son ami Ali, cette zone fascinante et mystérieuse située en dehors de la ville. Loin des néons, loin de la foule. Loin de tout.
Le Grand Vide est remarquable à plus d’un titre. D’abord pour son sujet, qui rappelle l’importance de l’individu sur la masse, et par ruissellement, celle de s’arracher du courant général pour se construire des alternatives qui font sens – principe qui fait florès devant les limites affichées par le système actuel pour résoudre les problèmes urgents (écologie, pauvreté…). Ensuite, Léa Murawiec met les formes pour emballer son récit riche et lumineux, s’inspirant du manga comme de la BD européenne.
Un dessin en noir et blanc (avec uniquement des touches de bleu et de rouge), réalisé à l’encre de Chine, qui, dans une ambiance shanghaïenne, aux rues suffocantes, donne aux personnages la possibilité de s’affranchir des cases, de se donner, en somme, une bouffée d’air. Un style tout en mouvement et en émotion qui donne du dynamisme à cette dystopie bien sentie, et qui, sur près de 200 pages, affirme la naissance d’une auteure. Avec ce coup d’essai, transformé en coup de maître, Léa Murawiec risque de se faire un nom. Pas sûr qu’elle le vive bien. Son héroïne, fière et têtue, la main sur le front, gardera sûrement un œil sur elle.
Grégory Cimatti
Le Grand Vide, de Léa Murawiec.
Éditions 2024.
L’histoire
Qui est donc cette autre Manel Naher, qui fait la une des journaux? Elle fait de l’ombre à Manel Naher, la vraie, l’héroïne de cette histoire! Elle ne se rend pas compte qu’elle la met en danger en ayant tout ce succès? Comprenez, si tout le monde se met à penser à cette Manel Naher qui devient célèbre, au lieu de penser à l’autre, qui passe ses journées au fond d’une librairie… eh bien, on risque de l’oublier. Et dans ce monde, si l’on ne pense plus à vous, vous mourez, tout simplement. Penser à quelqu’un, c’est en effet lui donner de la «présence». Manel, elle, tournerait volontiers le dos à tout ça. Mais là-bas, au-delà des gratte-ciel, il n’y a que le Grand Vide, d’où personne n’est jamais revenu…