Les inondations et les Archives nationales mettent des bâtons dans les roues d’Hélène Mutter, actuellement en résidence à Neimënster. Mais l’artiste française compte bien raconter, à travers son projet, une histoire qui traverse le temps.
Après avoir été nettoyé à la suite des inondations de juillet, Neimënster semble avoir retrouvé de sa superbe. À quelques exceptions : la buvette, notamment, ne sert plus qu’en extérieur, sous une grande tonnelle blanche. Rien à voir avec les contraintes sanitaires : plusieurs circuits électriques ayant été endommagés, l’abbaye a dû s’adapter. Hélène Mutter aussi. «Je suis arrivée début juillet et je n’ai pu rester que dix jours, à cause des inondations», explique l’artiste et chercheuse en résidence. Son travail n’a pas été endommagé, mais il lui a fallu abandonner la chambre qu’elle occupait au troisième étage du bâtiment Robert-Bruch, l’ancienne prison nazie, pour dormir en auberge de jeunesse. L’appartement aux murs de pierre s’est improvisé en atelier. Des tirages photographiques sont disposés sur la grande table, sur le bureau sont empilés des carnets, des dossiers, des feuilles volantes. Pour un espace de travail de fortune, ça semble faire l’affaire. Mais un mélange d’amertume et d’incompréhension persiste.
Car après les inondations, c’est un autre obstacle qui s’est érigé devant elle : le refus des Archives nationales de lui laisser consulter plusieurs documents nécessaires à ses recherches. Depuis la loi relative à l’archivage du 17 août 2018, ces documents, catégorisés comme «données personnelles», tombent sous un régime de protection d’une durée de 75 ans après leur date d’émission. «J’ai du mal à comprendre : ça fait longtemps. On devrait pouvoir avoir accès à ces documents maintenant.» Pourtant, sur les trois refus de prêt qui lui ont été communiqués, les dossiers seront disponibles à la consultation au plus tôt en 2023, au plus tard en 2029. «C’est énorme !», peste l’artiste. «Le délai de protection des documents est presque aussi long que le temps qui s’est écoulé entre la fin de la guerre et aujourd’hui.» Pas assez, en tout cas, pour pouvoir mettre son nez dans les documents.
Recherche et création
Calme, concentrée et pragmatique, Hélène Mutter n’est pas du genre à considérer sa résidence comme une catastrophe. Au contraire, il y a chez elle un doux enthousiasme face à l’imprévu, duquel découle son refus de se laisser abattre. Après tout, «tout (son) travail concerne la perception des conflits». Et une guerre, on la gagne en partie avec sa capacité à réagir aux manœuvres adverses, mais aussi avec sa part d’impromptu. Surtout, on la gagne avec beaucoup de courage. L’artiste française, qui vit à Bruxelles, a tout cela. À Neimënster, elle réalise un projet photographique qui lie le passé et le présent en reconstituant le parcours des prisonniers de guerre détenus dans le bâtiment même où elle travaille, et qui ont été déportés en Allemagne, «à la prison de Trèves ou au camp de Hinzert», pour être exécutés. Un projet qui s’inscrit complètement dans la méthode de «recherche-création» qu’elle a toujours revendiquée.
«C’est une pratique que j’ai développée en travaillant sur ma thèse, que j’ai terminée l’année dernière. Ici, le processus de travail est similaire : il y a dans un premier temps une grosse part de recherche, avec consultation d’archives, prise de contacts et rencontres, puis je passe à la création», détaille Hélène Mutter, tout en soulignant que «ce sont les recherches qui orientent la phase finale du projet». Au point de se retrouver prise au «piège» des archives, quand de nouvelles pistes ou découvertes peuvent être explorées. Ou quand des obstacles se posent.
Le week-end dernier, elle l’a passé à Hinzert, où elle a photographié les «endroits de l’inhumanité» autour de l’ancien camp : des fosses communes, notamment, dans lesquelles elle s’est allongée pour capturer la flore qui a poussé depuis sur cette «terre cabossée». Elle a fait de même autour de l’ancienne prison du Grund. Les clichés, disposés en mosaïque pour devenir plus tard un papier peint, sont des vues très proches d’une nature étouffante, que le poids de l’histoire et l’aspect sauvage rendent éprouvantes à regarder.
Mais sur place, à Hinzert, l’artiste a trouvé bien plus que ce qu’elle était venue chercher. «Je savais que mon arrière-grand-père avait été déporté en Allemagne. Je me suis rendu compte qu’il était passé par Hinzert, avant d’être libéré.» Au lendemain de sa visite du mémorial, situé à la place de l’ancien camp, la documentaliste du lieu lui propose un rendez-vous. «Elle m’a raconté tout l’historique de mon arrière-grand-père, depuis son arrestation en France fin 1941, avec 231 autres prisonniers, jusqu’à sa déportation à Nuremberg et son transfert, en juin 1942, à Hinzert», détaille l’arrière-petite-fille d’André Mutter. Le résistant du réseau Hector sera relâché en août, avec 67 autres membres du réseau. «Leur particularité est qu’ils ont été déclarés comme “Français innocents”. Ils n’ont pas été jugés, avaient le droit de fumer, étaient dispensés des travaux d’intérêt général et n’avaient pas le crâne rasé. À Hinzert, on ne connaît pas les raisons à cela.» Un mystère qui trouve peut-être sa clarification dans d’autres archives…
«Beaucoup de suggestion»
L’approche d’artiste et chercheuse d’Hélène Mutter consiste à dire qu’«un lieu pris de manière isolé ne raconte pas forcément une histoire, mais une zone géographique oui». C’est son travail de longue haleine sur la guerre du Golfe, auquel elle a consacré sa thèse, qui le lui a prouvé. Une entreprise «presque obsessionnelle» qui lui a pris onze années passées à étudier les vues aériennes de l’Irak, et qui a forgé la réflexion de toute son œuvre. Il y est avant tout question du regard à la fois de l’artiste et de la chercheuse sur ces images et du «besoin de les comprendre». Si elle revendique l’importance de l’information dans son travail et son «approche documentaire», elle ne se «considère pas comme journaliste ou reporter». Les images qui lui servent d’outils proviennent d’archives, qu’elle travaille sur la guerre du Golfe, «les murs-frontières» comme au Mexique ou en Cisjordanie, les essais nucléaires américains – elle a réalisé une série de cartes postales à partir de photos d’explosions dans le désert du Nevada dans les années 1950 – ou la révolution au Liban, au milieu de laquelle elle s’est retrouvée, en 2019, lors d’une résidence à Beyrouth.
«Avant ce projet à Neimënster, tous mes projets qui convoquent des images sont des projets dans lesquels je n’ai pas créé d’images», fait savoir Hélène Mutter. Peut-être alors que ce projet-là, qui n’investit plus les photos mais qui les produit, a une autre profondeur, plus personnelle… «Il y a beaucoup de suggestion», affirme tout du moins l’artiste. Pour ses projets précédents, «les images que j’ai récupérées demandent que l’on s’interroge sur ce que l’on voit, mais aussi sur le monde et la société de manière plus large». Et d’ajouter : «Le monde ne change pas, et l’art est là aussi pour poser sur lui un autre regard, plus subtil.»
C’est toujours la créatrice qui finit par prendre le pas sur la chercheuse. L’information, pour elle, est «une base historique». «Maintenant, il y a mon histoire, celle que je veux raconter par-dessus, au présent.» Alors, quand elle repense aux difficultés posées par les Archives nationales, elle lâche, sans sourciller : «Ça fait aussi partie du jeu.» À elle maintenant d’inventer ses propres archives, avec «une part de vrai, une part de fiction, une part de mythologie personnelle». Pour rappel, l’article 17 de la loi du 17 août 2018 relative aux archives dit, au troisième paragraphe : «Le directeur des Archives nationales, sur avis du Conseil des archives, peut autoriser la communication des archives publiques conservées aux Archives nationales avant l’expiration des délais de communication (…) si la communication de ces archives publiques est nécessaire à la réalisation d’une recherche (…) effectuée dans l’intérêt public.» À qui, donc, revient l’intérêt d’un tel travail, sinon celui du public ? Hélène Mutter ne s’est pas encore décidée à faire un recours. «Il faut aussi savoir travailler avec des contraintes, des blancs…» Avant de laisser échapper, dans un sourire : «Et puis la loi, c’est la loi…»
Valentin Maniglia