Pour l’Initiative pour un devoir de vigilance, l’affaire Pegasus rappelle la nécessité d’introduire une loi nationale afin de garantir le respect des droits humains par les entreprises.
Le 18 juillet dernier, un consortium de médias révélait l’affaire Pegasus, un scandale de grande ampleur mettant au jour l’espionnage des téléphones portables de centaines de journalistes, hommes et femmes politiques, militants des droits humains et chefs d’entreprise. Le logiciel espion incriminé s’est avéré être développé par la société israélienne NSO, présente au Luxembourg via neuf entités, dont l’une assure la fonction de «Group controller» : OSY Technologies SARL, Q Cyber Technologies SARL, Triangle Holdings SA, Square 2 SARL, Novalpina Capital Partners SARL, Novalpina Capital Group SARL, NorthPole Holdco SARL, NorthPole Bidco SARL et NorthPole Newco SARL.
Ce n’est pas la première fois que NSO et ses liens avec le Luxembourg se trouvent pris à partie dans un scandale de violations des droits humains : la société était déjà pointée du doigt pour être à l’origine du logiciel qui aurait permis de piéger le journaliste saoudien Jamal Khashoggi, assassiné en octobre 2019 dans le consulat saoudien d’Istanbul, en Turquie (lire notre édition du 15/09/2021).
Cette nouvelle affaire a fait réagir le ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn, lequel a envoyé dès le 21 juillet une lettre aux dirigeants de ces neufs entreprises domiciliées au Grand-Duché afin de «leur rappeler dans les termes les plus fermes que le Luxembourg applique à la lettre toutes les obligations en matière de contrôle des exportations et ne tolérerait pas que des opérations de ces entités à partir du Luxembourg puissent contribuer à des violations des droits de l’homme dans des pays tiers». Dans cette lettre, le ministre fait part aux dirigeants de «sa grande préoccupation devant les faits d’espionnage allégués» et les appelle à s’«abstenir de toute prise de décision qui pourrait conduire à une utilisation illicite des biens et technologies [mis] à la disposition de [leurs] clients».
La bonne volonté ne suffit pas
Si l’Initiative pour un devoir de vigilance, plateforme composée de 17 organisations de la société civile qui milite depuis 2018 pour l’introduction d’une loi nationale sur le devoir de vigilance, salue le geste du ministre, elle estime toutefois qu’une telle démarche demeure clairement insuffisante, en plus d’être «ex-post« (elle survient après les faits).
«L’envoi d’une lettre est donc le seul moyen dont dispose le gouvernement?», interroge Jean-Louis Zeien, le président de l’ONG Fairtrade Lëtzebuerg. «Une telle mesure avait déjà été appliquée en février 2020 à une autre entreprise transnationale, également domiciliée au Luxembourg, eDreams Odigeo S.A. Cette nouvelle affaire est bien la preuve que le ministère est confronté à certaines limites en cas d’activité économique entrant ou risquant d’entrer en violation avec les droits humains. Et c’est donc la preuve qu’il faut une législation nationale.»
Pour l’Initiative, impossible de compter sur l’unique bonne volonté des entreprises, d’autant que l’affaire Pegasus survient au lendemain du lancement d’un pacte ne présentant que des mesures purement volontaires. «Quelle cruelle ironie!», ne manque pas de commenter Jean-Louis Zeien, rappelant que seule une loi contraignante permettra aux victimes de ces violations de saisir la justice au Grand-Duché.
Si une telle loi existait au Luxembourg, «l’analyse des risques liés à ces entreprises pourrait être effectuée et s’ensuivrait une réponse au risque identifié. Les entreprises devraient aussi rendre publiquement compte de leurs performances et en cas de responsabilité avérée de violations des droits humains, les victimes pourraient obtenir réparation», résume Jean-Louis Zeien, qui balaie d’un revers de main les risques de voir les entreprises quitter le pays avec l’entrée en vigueur d’une loi sur le devoir de vigilance. «Ce sont des fantaisies. Que ce soit en France, où la loi existe depuis 2017 et où sept procès sur le devoir de vigilance sont actuellement en cours, ou aux Pays-Bas, où vient d’être adoptée une loi contre le travail des enfants, aucune entreprise n’a quitté ou annoncé quitter le pays en raison d’une telle législation.»
Une étude menée par le Dr Basak Baglayan de l’université du Luxembourg, publiée fin avril et disponible sur le site du ministère des Affaires étrangères, estime même qu’une telle loi pourrait au contraire s’avérer bénéfique pour les entreprises respectueuses du droit (lire notre édition du 05/05/2021). Dans la foulée de cette publication, un groupe de travail interministériel a d’ailleurs été créé pour explorer la possibilité de légiférer. Il devrait présenter ses conclusions cette année.
«L’Organisation internationale du travail et l’Unicef ont récemment révélé que le nombre d’enfants victimes du travail des enfants s’élève à 160 millions dans le monde et 9 millions supplémentaires sont en danger à cause de la pandémie, rappelle le président de Fairtrade Lëtzebuerg. Comment ignorer cela et continuer à plaider pour une démarche uniquement volontaire? C’est incompréhensible pour moi que des associations patronales s’obstinent à bloquer l’avancée d’une telle législation. Car in fine, agir de la sorte, c’est empêcher que des violations commises à l’égard de femmes, d’hommes et d’enfants ainsi que des atteintes à l’environnement puissent cesser.»
Tatiana Salvan