Avec Happier Than Ever, son deuxième album, Billie Eilish troque les monstres sous le lit contre d’autres bien réels, racontés à travers son expérience de jeune adulte embarquée dans l’inarrêtable cyclone de la célébrité.
«Me connaissez-vous? Me connaissez-vous vraiment? Vous avez des opinions sur mes opinions, sur ma musique, sur mes vêtements, sur mon corps. Certaines personnes détestent ce que je porte, d’autres adorent ça. Certaines personnes utilisent ça pour en couvrir d’autres de honte, d’autres utilisent ça pour me couvrir de honte. Mais je vous devine m’observer, toujours.» De la même voix discrète qui s’amusait à chuchoter qu’elle était le «bad guy», Billie Eilish rend compte aujourd’hui de ses pensées et expériences de jeune adulte. Le morceau, entièrement parlé sur une nappe sonore créée par Finneas, le frère et producteur de la chanteuse, s’appelle Not My Responsibility et apparaît sous la forme d’un interlude placé au mitan de Happier Than Ever, son nouvel album, sorti vendredi.
Ce n’est le devoir de personne de se couvrir, de se retenir ou de se restreindre pour la faible volonté de quelqu’un d’autre
Après When We All Fall Asleep, Where Do We Go?, un premier album qui l’a propulsée il y a deux ans comme le nouveau phénomène mondial de la pop, la Californienne de 19 ans a, contre toute attente, laissé au passé les atmosphères techno-gothiques et les monstres en dessous du lit. Les apparitions terrifiantes sont pourtant toujours aussi présentes dans Happier Than Ever, mais elles sont devenues réelles et découlent, souvent, d’un statut de célébrité qui l’a frappée – trop – soudainement : des «stalkers» l’attendent en bas de chez elle, des patrons de maisons de disques et de marques, mâles blancs de plus de cinquante ans, font d’elle un objet, sans parler des réseaux sociaux, où chacun y va de son commentaire, plus volontiers pour le pire que pour le meilleur, sur tout ce que Billie Eilish dit et fait. Dans une récente interview à la radio publique américaine NPR, la chanteuse affirmait : «Il est déjà assez compliqué d’être une jeune femme hors de l’opinion publique, alors avoir tous ces yeux braqués sur vous… C’est encore pire d’être célèbre et d’être constamment observée par un million de gens.»
Du look à mi-chemin entre le gothique et la culture hip-hop – vêtements ultrabouffants, cheveux verts et faux ongles à faire rougir Cardi B à l’appui –, elle a depuis fabriqué une nouvelle image, inspirée de l’âge d’or hollywoodien et des grandes stars de la musique et du cinéma. Sur la pochette de l’album, la nouvelle Billie Eilish est une madone aux yeux embués et aux cheveux blonds, une Marilyn triste, malgré un titre qui proclame tout le contraire, «plus heureuse que jamais». Difficile de passer à côté de ce nouveau style, quand la jeune femme elle-même l’a lancé en grande pompe dans les pages de l’édition britannique de Vogue, en mai dernier, apparaissant en sous-vêtements sur la couverture du magazine, elle qui prenait soin de toujours se montrer sous de grandes couches de vêtements, à interpréter comme un refus d’être sexualisée et objectifiée. Le texte de Not My Responsibility, volontairement candide mais on ne peut plus sincère, sert de déclaration officielle contre le «shaming» sous toutes ses formes, et ne s’applique pas seulement à elle mais à toutes les femmes. Un texte qui «est valable pour tellement de choses différentes», expliquait Billie Eilish à NPR. «Cela vaut pour toutes les femmes qui s’habillent comme elles l’entendent, et qu’un homme leur dit : « Ne t’attends pas à ce que je ne te harcèle pas si tu t’habilles comme ça. » Non. Il en va de ta responsabilité de ne pas me harceler. Ce n’est le devoir de personne de se couvrir, de se retenir ou de se restreindre pour la faible volonté de quelqu’un d’autre. Ce n’est pas notre boulot.»
À côté de la richesse de l’album, dans lequel Billie Eilish déploie une quantité surprenante d’inspirations et redéfinit son univers musical, Not My Responsibility passerait presque inaperçu. Happier Than Ever est un album traversé par le jazz vocal, la folk, les sonorités brésiliennes (dans le doux Billie Bossa Nova), et s’offre même des réminiscences de son album précédent avec un Oxytocin taillé pour les nuits de danse en club et un Happier Than Ever, qui donne son titre au disque, qui lorgne vers l’indie rock. Mais c’est bien le morceau en question qui est le plus important, lui qui scinde l’album en deux parties : après Not My Responsibility, Billie Eilish se fait moins personnelle, veut ouvrir les yeux au monde. Your Power est peut-être le morceau qui lui ressemble le plus : à ses expériences de jeune femme, devenue célèbre alors qu’elle était encore mineure, elle mélange celle d’autres jeunes filles sous l’emprise – professionnelle, mentale, sexuelle – d’hommes plus âgés. La langue utilisée mélange réalisme cru et poésie; dans le clip de la chanson, un boa lui sert la gorge. Fan de Justin Bieber depuis l’enfance, Billie Eilish veut aujourd’hui être pour les jeunes femmes ce que l’ex-ado star a été pour elle : un guide à travers les années les plus dures de la vie. Depuis les années «Belieber», le monde a changé, et Billie Eilish prend le meilleur de celui-ci afin de rendre son message visible et crédible. Quand il est dit avec tant de sincérité et une exécution parfaite, il faut plus que jamais qu’il soit entendu.
Happier Than Ever,
de Billie Eilish.
Valentin Maniglia