Le Dr Rachel Reckinger est sociologue de l’alimentation et anthropologue. Elle dirige le projet de recherche Pratiques alimentaires durables à l’université du Luxembourg (food.uni.lu).
Pourquoi une démocratie alimentaire participative est-elle si importante à l’heure actuelle?
Dr Rachel Reckinger : Le changement climatique avance et les systèmes alimentaires mondiaux dans leur ensemble contribuent à 30 % des émissions, la faim dans le monde n’est pas résolue, l’obésité et les maladies liées à l’alimentation grimpent, les inégalités globales face aux ressources ne font que s’accroître, le bien-être animal est loin d’être garanti partout, les pays industriels sont souvent très peu autosuffisants, dépendant d’importations en provenance de pays aux standards légaux moins ambitieux. Bref, le système d’agrobusiness actuel – basé sur la concentration, la mécanisation, l’industrialisation et les traitements chimiques –, construit depuis l’après-guerre, a seulement abouti à la sécurité alimentaire pour une partie des populations des pays développés, qui n’ont donc plus à craindre la faim. Mais cette avancée s’est faite au prix des externalités décrites.
Pour corriger ces problèmes, c’est une transformation bien plus holistique du système alimentaire qu’il faut, guidée par l’idéal de la souveraineté alimentaire. Il s’agit du « droit des peuples et des États souverains de définir démocratiquement leurs propres politiques agricoles et alimentaires“. Cet idéal vise à maximiser la diversité des aliments produits localement (pour s’affranchir au maximum d’importations là où des alternatives régionales existent), dans un contexte démocratique assurant l’équité et la participation tant des producteurs que des citoyens.
Pour y arriver, nous avons besoin de modèles de gouvernance collaboratifs, basés sur l’équité et de fortes valeurs éthiques. Ce n’est pas suffisant de laisser les hommes et femmes politiques se focaliser sur les politiques nationales agricoles ou sur la politique agricole commune européenne, qui réglementent surtout le volet de la production. Non : de façon collective, il faut que tous les acteurs des systèmes alimentaires au sens large (donc aussi les citoyens) puissent activement façonner l’alignement d’une politique alimentaire cohérente – favorisant des aliments locaux variés et sains accessibles à tous, écologiquement intégrés, économiquement viables, socialement responsables, de qualité élevée vérifiable, avec un gaspillage réduit, produits et distribués dans des conditions équitables et avec transparence. Voilà une démocratie alimentaire participative.
Quel rôle les Conseils de politique alimentaire (CPA) peuvent-ils jouer dans les démocraties? Quels sont leurs atouts face aux institutions politiques traditionnelles?
Les CPA sont les instruments majeurs d’une telle démocratie alimentaire œuvrant en faveur de la souveraineté alimentaire. Quels sont leurs avantages? Ils sont une structure démocratique dialogique qui vient compléter les structures démocratiques représentatives, en particulier les politiciens élus au service de l’intérêt public en matière d’alimentation. Les CPA sont des organes spécifiquement établis pour réunir différentes parties prenantes du système alimentaire local, pour cocréer une analyse d’état, suivie d’une stratégie englobante, avec des lignes directrices et des actions pour la transition alimentaire à atteindre.
IIs doivent avoir une gouvernance collaborative, engageant les acteurs à égalité dans une structure de dialogue basée sur la résolution commune de problèmes, le consensus, la confiance mutuelle ainsi que la reconnaissance d’asymétries de pouvoir et de ressources.
Les CPA sont des outils innovateurs et efficaces, car ils connectent l’action gouvernementale aux initiatives de marché ainsi qu’aux innovations émanant de la société civile et de la recherche. Aucun de ces grands domaines d’action ne peut individuellement amener la transformation requise, qui nécessite de la coordination, de la coopération resserrée ainsi que de l’équité. Seuls les CPA sont en mesure de fournir ce travail imbriqué de médiation, de réalignement fondamental et de vision à long terme.
Les Conseils de politique alimentaire sont en effervescence partout dans le monde, signe de la priorité [accordée] à l’urgence de la souveraineté alimentaire
Quelles conditions doivent être réunies pour qu’un CPA fonctionne et puisse avoir des impacts concrets sur la vie des citoyens?
D’abord, le CPA doit avoir de l’autonomie dans ses actions et prises de position, et avoir le droit d’afficher une posture critique publique en faveur de la souveraineté alimentaire.
S’il intègre des représentants de ministères, il faut qu’ils proviennent des domaines agricole, économique, écologique et sociétal – chacun étant primordial pour une vision holistique d’un système alimentaire durable. Idéalement, ils sont complétés par les domaines de la coopération internationale, de l’éducation et de la santé. Même dans des processus de création institutionnalisés, il faut qu’il y ait une collaboration de toutes les parties prenantes dès le début – pour s’assurer que le processus ne soit pas capté par des intérêts particuliers – et que la gouvernance collaborative se mette en place de façon fondamentale. Pour cela, l’invitation d’une sélection équitable des acteurs du système alimentaire s’impose, ainsi que l’inclusion d’un nombre indéterminé et flexible de citoyens qui voudraient s’impliquer dans les groupes de travail.
Fidèle au qualificatif central dans sa dénomination, un CPA œuvre à influencer la politique alimentaire, en favorisant la cohérence optimisée de façon systémique, la prise en compte de considérations éthiques et la mise en œuvre d’objectifs alignés parmi l’ensemble des politiques ayant trait à l’alimentation, au lieu de se focaliser sur des politiques sectorielles individuelles. Cela permettra une coopération indépendante en tant que partenaires égaux.
De plus, un monitoring scientifique (en observation participante critique) devrait évaluer les processus et les impacts. Le potentiel des CPA à développer de nouvelles approches et à optimiser l’existant est sans précédent. Les interactions s’accélèrent et en résulte la multiplication d’initiatives locales à haute valeur exemplaire.
Est-ce que les CPA se développent à travers l’Europe et le monde?
Les CPA sont en effervescence partout dans le monde – signe de la priorité que les citoyens, la société civile, les acteurs des filières (producteurs, transformateurs, distributeurs, restaurateurs etc.), les politiques (surtout au niveau communal, urbain et régional), les administrateurs ainsi que les chercheurs accordent à l’urgence de la souveraineté alimentaire.
Des précurseurs ont débuté durant la fin des années 1970. Le premier grand CPA, celui de Toronto, date des années 1990. Depuis les années 2000, il y a un boom qui n’est pas près de s’estomper.
De plus, les CPA sont de mieux en mieux organisés en réseaux, comme par exemple Food Policy Networks de l’université Johns Hopkins à Baltimore ou le Netzwerk der Ernährungsräte germanophone. Le Pr Olivier De Schutter œuvre pour la création d’un Conseil de politique alimentaire au niveau européen, dans le contexte d’une politique alimentaire commune.
Entretien réalisé par Tatiana Salvan