L’ASBL Objectif Tiers Monde Haïti apporte son soutien à ce pays régulièrement en proie aux catastrophes naturelles et aux crises politiques.
Depuis 1985, Objectif Tiers Monde Haïti concentre ses efforts sur le développement durable en Haïti, le pays le plus pauvre du continent américain. Sophie Wiesner, responsable Projets Sud & Projets Nord pour OTM Haïti et Julles Muller, membre du conseil d’administration de l’ASBL, témoignent des difficultés rencontrées par la population haïtienne, particulièrement en zone rurale.
Quelles sont les missions actuelles d’OTM Haïti ?
Sophie Wiesner : Notre focus se porte essentiellement sur le milieu rural, dans des zones montagneuses où il n’y a pas d’autres ONG. De 2000 à 2019, nous avons conclu des accords-cadres avec le ministère des Affaires étrangères (MAEE) grâce auxquels nous avons travaillé au renforcement de la société civile et avons mené des projets dans le domaine de l’éducation, avec des constructions d’écoles entre autres, mais aussi dans le domaine de l’artisanat et de l’approvisionnement en eau et électricité. Nous avions également commencé des projets liés à la conservation du sol et au reboisement, et des projets de soutien à l’agriculture, que nous essayons de remettre actuellement à l’agenda, en plus des activités précédentes qu’on souhaite mener à une indépendance financière et technique. Bien sûr, nous organisons aussi des aides d’urgence notamment pour combattre la faim, qui est un véritable fléau. Dans ce cadre, on distribue de la nourriture sèche aux ménages (et des repas chauds dans les écoles) ainsi que des cabris que les familles peuvent utiliser pour améliorer leur situation économique.
Les autorités locales et gouvernementales constituent-elles une entrave à vos projets ?
S. W. : Nous n’avons pas de bureaux sur place mais nous travaillons avec des consultants locaux et des organisations rurales haïtiennes, nous soutenons en effet des communautés rurales et des initiatives locales. S’il y a quelquefois des contacts – non officiels – avec les autorités, nous ne collaborons pas avec elles. Ce qui nous permet une certaine autonomie.
Jules Muller : Nous ne sommes pas une société enregistrée à Haïti, même si cela pourrait parfois aider. Par contre, la corruption règne à Haïti. Nous avons des conteneurs de matériel de construction et de machines qui sont bloqués à Port-au-Prince depuis plus d’un an. On nous demande des pots-de-vin, que nous refusons de payer. C’est une préoccupation, mais heureusement, cela ne nous empêche pas d’avancer dans nos projets.
On estime qu’il y a un incident majeur tous les 19 mois en Haïti. Le changement climatique se sent déjà
Haïti est particulièrement exposé aux catastrophes naturelles : tremblements de terre, ouragans… Comment les habitants peuvent-ils y faire face ?
S. W. : Le pays est effectivement régulièrement confronté à des crises : sécheresses, inondations, en sus des crises socio-économiques, de la faim, des crises politiques qui s’enchaînent, et maintenant la crise sanitaire. On estime qu’il y a un incident majeur tous les 19 mois en Haïti. Le changement climatique se sent déjà. Nous avons donc lancé l’an passé un grand projet agroécologique pensé pour être plus stable à tous les niveaux, avec par exemple l’utilisation de plantes résistantes à certains contextes pour qu’en cas de crise, l’impact soit moindre. Cela devrait être concrètement mis en place en septembre.
J. M. : Le tremblement de terre de 2010 a fait plus de 200 000 morts, 1,5 million de sans-abri et mis le pays à plat. Des écoles que nous avions construites ont été détruites, le système d’eau et d’électricité que nous avions mis en place a souffert. Il a alors fallu reconstruire pas mal de choses. Depuis, nous construisons des écoles basées sur des profilés qui proviennent de Luxembourg, élaborés par ArcelorMittal et qui résistent au tremblement de terre. Les ouragans sont également un phénomène classique. En 2016, l’ouragan Matthew a fait beaucoup de dégâts et entraîné la mort de plus de 500 personnes. Mais c’est plus complexe de s’y préparer, vu la façon dont on construit là-bas. Il suffit parfois de bien attacher sa toiture, ce qui n’est bien sûr guère possible dans des bidonvilles…
Comment vit la population haïtienne aujourd’hui ?
S. W. : La population souffre de la faim et de la pauvreté bien sûr. Dans le milieu rural, l’instabilité des revenus est un gros problème, d’autant que lorsqu’il y a un choc, les dépenses sont de fait plus importantes. Autre enjeu : il a peu de perspectives pour les jeunes dans le milieu rural. Avec les problèmes de déforestation – les arbres sont utilisés pour le charbon – les sols ne sont plus fertiles. Il y a également peu d’éducation. Donc les jeunes cherchent un avenir dans les grandes villes ou en République dominicaine voisine. Sauf qu’ils n’y ont pas plus d’avenir et rencontrent des problèmes de drogue et de prostitution. Il y a un énorme exode rural, et donc aussi surprenant que cela puisse paraître, des problèmes de main-d’œuvre à la campagne. Il faut absolument faire quelque chose pour que les jeunes restent. Il faut une agriculture durable. On fait donc un travail pour conscientiser la population aux problèmes de fertilité des sols.
Je crains que les Haïtiens ne puissent s’en sortir seuls (…) Il faudrait peut-être renvoyer des Casques bleus…
Quel est l’impact de la crise actuelle, suite à l’assassinat du président Jovenel Moïse survenu le 7 juillet dernier ?
S. W. : Les récents évènements n’ont pas un grand impact pour l’instant dans les régions éloignées de Port-au-Prince. Mais il pourrait y avoir du retard dans nos projets si les déplacements de la capitale vers le milieu rural sont nécessaires. Nos partenaires témoignent aussi d’une crainte de voir des réfugiés de la capitale retourner dans leur famille à la campagne. Se posera alors la question de comment les nourrir ? Comment les intégrer et pour combien de temps ?
J. M. : Nous avons besoin de spécialistes pour l’approvisionnement en eau et en électricité qui sont basés à Port-au-Prince. Mais pour l’instant, personne ne veut prendre le risque de se déplacer, même si nos projets sont situés à Carrefour, à seulement 80 km. Car ils risquent leur vie. Depuis 2018 environ, il y a en effet des gangs terroristes qui font la guerre entre eux et contre le gouvernement, engendrant l’insécurité au niveau des déplacements.
Haïti peut-il s’en sortir ?
J. M. : Le problème majeur, c’est qu’Haïti ne produit pas, exporte peu et a donc un produit extérieur brut minime. Ils devraient faire plus d’exportations, comme par le passé avec la canne à sucre, le café, le rhum, la bière… Mais certaines politiques de développement ont détruit des systèmes entiers. Il y a aussi un manque d’infrastructures pour la communication et les énergies. Entre Port-au-Prince et Carrefour par exemple, il n’y a pas de réseau routier et il faut tout transporter à pied ou à dos d’âne. Quant à la crise actuelle, elle risque de durer encore des semaines voire des mois et je crains que les Haïtiens ne puissent s’en sortir seuls. Or c’est le silence à l’international. Même l’ONU n’a rien proposé de concret. Il faudrait pourtant peut-être renvoyer des Casques bleus…
S. W. : On parle de “complex emergencies” pour Haïti, de situations d’urgence complexes. Il y a en effet régulièrement des catastrophes naturelles, des crises socioéconomiques, des crises politiques, et maintenant la crise sanitaire. Les crises là-bas sont multiples et s’influencent. Et comme toutes les institutions sont évidées, cela ne facilite pas la mise en place de projets. Beaucoup y voient donc un pays perdu. Mais il ne faut pas dire cela. Oui, il y a toutes ces crises, mais il faut au contraire aider les initiatives de la société civile. Car il y a des initiatives locales, notamment rurales, qui n’ont pas de liens forts avec les crises politiques et qui veulent se développer, il y a des communautés actives qui s’engagent.
Entretien avec Tatiana Salvan