Après dix années de recherche, Elisabeth Schilling présente son travail autour du compositeur hongrois György Ligeti et ses complexes Études pour piano. Un tournant dans la carrière de la jeune chorégraphe, qui s’explique. Entretien.
Théorie du chaos. Géométrie fractale. Des tournesols qui fanent. Le bruissement des feuilles dans le vent… Ce sont là, parmi d’autres encore, les images et concepts qui sont venus à l’esprit de la chorégraphe Elisabeth Schilling lorsqu’elle a abordé les Études pour piano, à la complexité bien connue, de György Ligeti (1923-2006). Hear Eyes Move, pièce présentée cette semaine au Grand Théâtre, est sa première réponse directe à l’œuvre musicale du compositeur, qu’elle ausculte depuis maintenant dix ans.
Pour ce faire, elle a transposé les idées qu’il tirait des sciences, des arts visuels, de la littérature – et la façon dont il les a transformées en musique – dans des mouvements et compositions rythmiques qui lui sont propres, à la fois intellectualisés et intuitifs. Un nouveau vocabulaire du corps qu’elle expérimente pour la première fois dans un travail de groupe, avec cinq danseurs sur scène, alors qu’elle avait, en 2019, présenté ses longues recherches dans un solo au Monodrama Festival.
C’est en traitant la danse et la musique comme des formes voisines qui se développent côte à côte et l’une dans l’autre qu’Elisabeth Schilling, toujours en collaboration avec la pianiste Cathy Krier, crée un concert-danse et une danse-concert pleine d’images multisensorielles, dans laquelle finalement aucune forme ne domine.
Vous dites être tombée amoureuse de Ligeti au « premier son ». Expliquez-nous cela ?
Elisabeth Schilling : J’ai découvert ce compositeur il y a dix ans (NDLR : à l’occasion de la pièce Métamorphoses de Sasha Waltz). Oui, ça a été un coup de foudre dès la première note, vraiment ! Les textures, la difficulté de la rythmique, le sens de l’imprévisible… Tout cela m’a frappée, intriguée aussi.
C’est une musique radicale, ambitieuse, difficilement domptable. Cela ne vous a-t-il pas effrayée ?
C’était un vrai challenge, en effet. Mais malgré le fait que sa musique est hautement technique et complexe sur le plan de la composition, elle reste accessible et porte en elle des émotions, des couleurs. C’est toutes ces images qu’elle convoque qui m’ont conduite à multiplier les recherches sur son œuvre, afin de la traduire en mouvements. Au point qu’aujourd’hui, dans mon travail, Ligeti n’est jamais très loin.
Ici, vous vous intéressez à ses Études pour piano. Cette œuvre, dense et tardive, résume-t-elle bien, selon vous, le compositeur qu’a été Ligeti ?
Elle prouve surtout que c’était un créateur unique ! Cette œuvre a été réalisée à la fin de sa vie, et il semble y mettre toutes les idées qu’il a accumulées durant de longues années : musicalement, on y trouve du jazz, mais aussi Debussy et Chopin, de la musique africaine… Sans oublier d’autres références singulières, comme la théorie du chaos, l’effet papillon, la géométrie fractale ou encore les illusions optiques. Oui, ça part dans tous les sens ! C’est pour cela qu’il fallait rester flexible, car sa musique ne se saisit pas facilement. Il faut plusieurs écoutes, ne serait-ce que pour y voir un peu plus clair… Après, le but n’est pas de la comprendre, mais bien de mieux la percevoir.
Comment l’avez-vous alors traduite en mouvements ?
J’ai tellement d’amour et de respect pour cette musique que je me suis mise dans la peau d’un musicien. J’ai d’abord passé du temps à faire des recherches. J’ai lu des tonnes de livres et d’analyses durant le confinement ! Mon objectif était clair : comprendre l’articulation de ce son, tout en y cherchant des références visuelles, des images… Avec quelques idées, quelques points d’accroche, j’ai pu, dès le départ, donner des consignes claires aux danseurs. Après, c’est l’intuition qui a pris le relais. Tout cela s’est construit pas à pas.
Est-ce vrai que vous avez commencé par dessiner vos impressions ?
Oui, le griffonnage a été le premier processus de traduction de l’œuvre de Ligeti. Rien de vraiment rationnel, mais juste des sensations que j’ai matérialisées. Ces dessins m’ont donné de nouvelles inspirations, que j’ai pu traduire en mouvements, dans cinq corps. Après, pratiquement, c’était franchement difficile ! Par exemple, ce qui est indiqué sur les partitions n’est pas forcément ce que l’on entend. En tant que danseur, on devait s’amuser à compter dans sa tête et trouver une structure qui n’existe pas, afin de ne pas se perdre en chemin (elle rit).
Vous défendez une vision multidisciplinaire. Ce coup-ci, cherchez-vous à établir des ponts entre la danse et la musique ?
Oui, il n’y a pas deux formes d’art qui soient plus proches que ces deux-là. Du classique à la danse contemporaine, du ballet à Anne Teresa De Keersmaeker, depuis des siècles, elles se rapprochent, s’éloignent, collaborent, se repoussent… Je voulais donner mon point de vue, voir comment elles s’entremêlent, s’entrelacent, tout en restant indépendantes.
Que doit-on comprendre derrière le titre de la pièce, Hear Eyes Move ?
C’est toujours difficile de mettre des mots sur la danse. Je me suis alors appuyée sur l’auteur Luc Spada, qui m’a aidée à trouver un titre. Ici, l’idée est de combiner les sens : écouter la musique, voir la danse, et sentir les deux s’articuler ensemble.
Ici, ni la danse ni la musique ne s’imposent. Elles sont au même niveau. Elles ne font qu’un
Du coup, est-ce un concert de danse ou une danse « concertée » ?
(Elle rit) Ça, c’est au public d’en tirer sa propre conclusion ! Pour moi, ce serait difficile de trouver une définition, car je n’arrive plus à prendre de la distance. Tout vient de l’intérieur ! Disons que la pianiste et les danseurs ont leurs moments forts. Mais l’important, c’est plutôt de regarder entre les deux. Ce sont les allers-retours créatifs qui font sens. Ici, ni la danse ni la musique ne s’imposent. Elles sont au même niveau. Elles ne font qu’un.
Justement, sur scène, vous vous appuyez sur un piano, joué en direct par Cathy Krier. En quoi cette présence physique était-elle nécessaire ?
La musique jouée en direct a un pouvoir incroyable, particulièrement avec Ligeti. Au piano, c’est déjà quelque chose d’extrêmement compliqué à jouer, et pour les danseurs, c’est tout aussi difficile de se placer sur les sonorités. Du coup, cela crée un climat d’incertitude permanent, un équilibre précaire et une tension magnifique. Cela change entièrement l’atmosphère de la performance.
C’est épuisant d’être à la fois chorégraphe et danseuse. On n’a le temps pour rien !
Sur scène, vous laissez la place à cinq danseurs et danseuses. Ça vous fait quoi de rester sur le côté ?
Honnêtement, pour moi, c’est plus facile. J’ai longtemps pratiqué le solo, car je voulais constituer un vocabulaire à communiquer plus tard aux danseurs. Car c’est épuisant d’être à la fois chorégraphe et danseuse. On n’a le temps pour rien! Là, je peux m’appuyer sur une équipe magnifique, qui concrétise mes idées, prend le relais, m’allège. Et prendre de la distance, ça permet de corriger les détails, maîtriser les énergies… Avoir du recul, ça donne quelque chose de plus à l’œuvre.
Aujourd’hui, après dix années à la côtoyer, savez-vous toujours apprécier la musique de Ligeti ?
J’en ai aujourd’hui une compréhension poussée. Il y a quelques jours, je me suis demandé : « je suis en train de monter cette œuvre, mais peut-être qu’à cinquante ans j’aurais envie de faire ça à nouveau ! » Ce serait tellement intéressant. Quelles perspectives différentes aurai-je alors?
Avant de se plonger vingt ans dans le futur, il y a cette double représentation, cette semaine, au Grand Théâtre. L’appréhendez-vous ?
Je suis anxieuse, stressée, mais aussi énormément excitée de partager cette œuvre avec le public. Jouer à la maison, ici, au Luxembourg, c’est magnifique ! C’est un beau cadeau, et pour moi, sûrement, un soulagement. Il y a des mois et des années de travail derrière tout ça. J’ai besoin que ça se concrétise (elle rit).
Entretien avec Grégory Cimatti
«Hear Eyes Move»
Grand Théâtre – Luxembourg.
Jeudi et vendredi à 20 h.
D’autres représentations sont prévues
en Allemagne, au Kunstfest Weimar
(en septembre) et au Moselmusikfestival
(début octobre).