Solide dans sa construction, Médecin de nuit d’Élie Wajeman fait montre de tous les mécanismes du thriller et les fait fonctionner à merveille.
C’est une vieille recette que le cinéma nous ressert de temps en temps : le polar ou thriller urbain bien poisseux qui se déroule sur une nuit, qui marque souvent la fin de quelque chose, plus rarement le début d’une autre. Des Américains s’y sont démarqués. Michael Mann (Collateral, 2004), Spike Lee (The 25th Hour, 2002), les frères Safdie (Good Time, 2017), jusqu’à, dans un registre plus décalé, Martin Scorsese (After Hours, 1985) ou John Landis (Into the Night, 1985), ont réussi cet exercice de style haut la main, pour des résultats mémorables. En France, les unités de temps, de lieu et d’action sont des reliques du passé, des règles archaïques du théâtre classique aujourd’hui abandonnées aux comédies familiales. À quelques belles exceptions près, comme l’ont prouvé, ces dernières années, deux films noirs formellement réussis, Une nuit (Philippe Lefebvre, 2012) et Police (Anne Fontaine, 2020). Une vieille recette, donc, mais une recette rare, à tel point que Médecin de nuit, troisième film d’Élie Wajeman après les inaboutis Alyah (2012) et Les Anarchistes (2015), arrive un peu comme un ovni.
Sur le grand écran, la nuit révèle souvent des beautés cachées. Chez Wajeman, rien de ce qui est donné à voir a pour vocation d’être beau. C’est le dessous du vernis, la marge de «Paris by night», invisible aux yeux des touristes et négligée des habitants de la capitale : toxicomanes, dealers, gangsters, SDF… Et, au milieu de cette faune, il y a Mikaël (Vincent Macaigne), médecin de garde que l’on rencontre pour la première fois dans l’étroitesse de son domicile secondaire, sa voiture, dans laquelle il passe d’éreintantes nuits blanches à voler au secours de ceux qui ont besoin de lui. Quand la ville dort, lui sillonne l’Est parisien pour intervenir, parfois, chez des personnes âgées, mais le plus souvent dans la rue, terrain impitoyable dont il est l’ange gardien, le «saint patron des tox’», tel qu’il est rebaptisé par l’un de ses patients. De sa vie solitaire et nocturne, Mikaël paye le lourd tribut de n’être, le jour, guère plus que le fantôme d’un mari et d’un père, laissant le soin à son épouse de veiller sur la famille pendant que lui veille sur les invisibles et s’enfermant par la même occasion dans un long processus d’autodestruction.
Dans la peau du médecin marginal, Vincent Macaigne, habitué à jouer la douceur bonhomme dans la nouvelle vague des comédies d’auteurs, ajoute à sa galerie un personnage atypique. Affublé d’un manteau en cuir, sa mallette à la main, on croirait au parfait mélange entre Franck Poupart, l’imprévisible antihéros interprété par Patrick Dewaere dans Série noire (Alain Corneau, 1979), et Frank Pierce, l’ambulancier qu’incarnait Nicolas Cage dans Bringing Out the Dead (Martin Scorsese, 1999). Les trois films, à l’ambiance nocturne, ont d’ailleurs en commun de représenter les laissés-pour-compte – avec, chez Scorsese, le même décor hospitalier qui voit défiler prostituées et héroïnomanes – et d’avoir comme protagoniste un homme à la limite de la folie. Et si, pour Mikaël, c’est la dernière nuit, lui qui a hypothéqué sa famille pour des horaires décalés et qui en a assez de magouiller avec des dealers, ce sera aussi celle qui le verra risquer le tout pour le tout. Macaigne est époustouflant de tension, son personnage rongé par l’urgence et le danger obligeant l’acteur à rester constamment au bord de l’explosion, à contenir sa rage de façon admirable, ne laissant s’échapper que quelques bribes fulgurantes de violence, qui suffisent néanmoins à surprendre. Face à lui, Pio Marmaï est son parfait contrepoint, en pharmacien exubérant au style de vie excessif. Les deux personnages sont cousins par le sang, mais ont plutôt l’air de frères ennemis.
Solide dans sa construction, comme devrait l’être tout thriller qui se respecte, Médecin de nuit fait montre de tous les mécanismes du genre et les fait fonctionner à merveille : une tension toujours plus grandissante, une noirceur qui absorbe son protagoniste jusqu’à ne lui laisser plus aucun espoir, l’irruption des intrigues secondaires dans la principale… Tout est réussi, et le petit goût de déjà vu est vite oublié grâce à la performance de Vincent Macaigne. C’est sa présence aussi qui permet à deux séquences de trouver une profondeur et une résonance toutes particulières : dans l’une, il assène ses quatre vérités à une employée de la Sécu, dénonçant que les métiers de la santé ont autant d’égard pour son travail que le reste de la société en a pour ses patients, et dans la seconde, il partage un repas avec une équipe de soignants bénévoles, qu’il veut rejoindre pour changer d’horaires et de vie, et dont il admire l’héroïsme silencieux, que même leur présence dans la rue ne rend pas plus visible aux yeux des autres. Avec Wajeman et Macaigne, ce qui aurait pu être un simple portrait de la société marginale dépeint en mode noir révèle discrètement ses véritables intentions : mettre en exergue les fractures de notre société contemporaine fragile à travers ce monde souterrain, car on considère que là-bas, le bien et le mal sont égaux face à la marginalité.
Valentin Maniglia