L’Américain Chris Ware, récompensé hier du Grand Prix de la ville d’Angoulême, a réinventé une riche tradition de la bande dessinée aux États-Unis. Il devait être voué à recevoir un jour ce prix, après avoir été finaliste les trois années précédentes.
Face à la vogue du roman graphique, à l’ambition littéraire, Chris Ware, natif d’Omaha, dans le Nebraska, est resté fidèle à la ligne claire et aux formats simples des vignettes pour périodiques. En le compliquant parfois. Angoulême avait consacré meilleur album de l’année en 2003 son Jimmy Corrigan, the Smartest Kid on Earth, d’inspiration autobiographique. C’était, traduite en français, presque l’intégrale d’une œuvre publiée en petits fascicules dans l’édition originale, depuis des débuts comme étudiant dans les années 1980.
Chris Ware est connu des bédéphiles pour son attention au détail le plus infime de vies ordinaires. Il s’y attèle par un dessin minimaliste et précis, aux angles doux et aux couleurs unies, où les personnages prennent des formes rondes rassurantes. «S’il choisit la ligne claire, c’est pour laisser place aux accidents, suivre les mouvements du dessin sans l’étouffer avec des règles formelles», dit la galerie Martel à Paris, qui lui a consacré deux expositions.
Méticuleux et destructuré
«Mon apparente méticulosité vient seulement de mon envie de susciter une lecture aussi claire que possible à partir de mon expérience de la vie, emmêlée, noueuse comme j’ai pu la connaître», disait-il au quotidien britannique The Guardian en 2019. Cette méticulosité se traduit par des formats très longs, avec des pages nombreuses, déstructurées pour certaines, remplies de cases et de lettres toutes petites.
Le style de l’Américain, immédiatement reconnaissable, a vite connu un succès international, grâce, entre autres, aux quelque vingt-cinq couvertures du magazine The New Yorker qu’il a signées. Parmi les favoris du Grand Prix 2013, il est devancé par le satiriste Willem. En 2015, il obtient un prix spécial avec Building Stories, objet indéfinissable en quatorze tomes. Et en 2018, 2019 et 2020, il est finaliste du Grand Prix trois années consécutives. Mais l’édition 2021 du festival organisé d’habitude en janvier dans le sud-ouest de la France n’a pas pu accueillir de public en raison de l’épidémie de Covid-19 et de l’interdiction des rassemblements. Angoulême avait donc repoussé ce Grand Prix en juin, en espérant des conditions plus favorables.
Magnifier l’ennui
La publication en 2020 du brillant Rusty Brown, où il recrée l’univers de son enfance en une journée qui s’étale sur 350 pages, a visiblement fait pencher la balance. Issu d’une Amérique traditionnelle dans le Midwest, il réussit à y magnifier une société qui peut paraître ennuyeuse à première vue, mais qui prend avec lui un relief insoupçonné. Avec ce Grand Prix, Chris Ware rejoint des légendes de la BD principalement européennes telles que Franquin, Wolinski, Zep, mais aussi trois compatriotes : Art Spiegelman (Maus), Bill Watterson (Calvin & Hobbes) et Richard Corben, légende de la BD fantastique, décédé en décembre dernier à la suite d’une opération du cœur.
Les histoires de Chris Ware, dans une ambiance mélancolique voire cafardeuse, mais éclairées par des traits d’humour, évoquent l’angoisse face à la solitude contemporaine, les faux-semblants de la prospérité ou les ravages du temps. Le rythme lent et la complexité de certaines planches font qu’elles ne plaisent pas à tous les publics.
Dès l’enfance, le dessinateur s’est passionné pour la BD et la littérature. «J’ai pour ainsi dire toujours su ce que je voulais faire de ma vie», disait-il encore au Guardian. À savoir croquer son entourage à la manière des meilleurs dessinateurs. Très discret sur sa vie privée, limitant ses apparitions dans les médias, il vit dans la région de Chicago. C’est d’ailleurs depuis sa maison, de l’autre côté de l’Atlantique, qu’il a reçu sa récompense, le Festival d’Angoulême ayant même été dans l’incapacité de remettre à Chris Ware le Grand Prix à huis clos.
LQ
Rusty Brown,
de Chris Ware. Delcourt.
Un festival
pas comme les autres
Attribuée à l’issue d’un processus en deux temps par un «vote de la communauté des autrices et auteurs professionnels de bande dessinée», la récompense donnée à Chris Ware a été l’occasion pour certains d’exprimer leur mécontentement. Des votants «ont fait le choix d’un vote protestataire (qui ne pouvait être comptabilisé, dès lors qu’il ne se portait pas sur une autrice ou un auteur de bande dessinée) dans le but d’attirer de nouveau l’attention des pouvoirs publics sur les conditions dans lesquelles les autrices et auteurs exercent leur profession», annonçait le festival en mai. Malgré les heurts, cette consécration devrait offrir à l’Américain une notoriété dont il manque encore auprès du grand public en France.
Le récipiendaire des votes était Bruno Racine, un haut fonctionnaire qui a rendu au gouvernement en janvier 2020 un rapport proposant un statut plus avantageux pour les auteurs en général. Ses propositions sont restées lettre morte. Une fois ces votes nuls écartés, Chris Ware s’est retrouvé au second tour face à deux Françaises, Pénélope Bagieu et Catherine Meurisse, qu’il a devancées. Les résultats du premier comme du second tour ne sont pas divulgués.
À remporter la récompense ultime d’Angoulême, Chris Ware succède au Français Emmanuel Guibert, auteur, notamment, du Photographe ou encore, avec Joann Sfar, de La Fille du professeur. Le Festival d’Angoulême prévoit, lui, de revenir en 2022 à son format classique, avec une 49e édition du 27 au 30 janvier, espérant permettre à la ville de surmonter le coup dur des annulations en cascade des évènements grand public depuis le début de la pandémie.