Ombudsman fir Kanner a Jugendlecher (OKaJu) depuis février, Charel Schmit fait le point sur la situation des droits de l’enfant dans le pays.
Après avoir entendu une délégation luxembourgeoise les 19, 20 et 21 mai dernier, les experts du Comité des droits de l’enfant de l’ONU ont dévoilé en fin de semaine dernière leurs «observations finales». Plusieurs recommandations sont émises, notamment «des efforts en matière de réforme de la justice juvénile avec une nette distinction entre le régime de protection et le régime pénal», «la poursuite des efforts en matière de protection contre toutes formes de violence», «le développement d’une culture participative et de l’écoute des besoins de l’enfant» ou «le renforcement de la formation des professionnels en matière de signalement des mineurs en danger». L’Ombudsman fir Kanner a Jugendlecher (OKaJu) va prochainement commenter les «observations finales» du comité en compagnie de la Commission consultative des droits de l’homme (CCDH) et les ONG ayant participé au monitoring périodique. En attendant, Charel Schmit livre une première analyse et fait le point sur la situation des droits de l’enfant dans le pays.
Vous avez été désigné Ombudsman fir Kanner a Jugendlecher (OKaJu) en décembre dernier. Comme se sont passés vos premiers mois ?
En janvier, j’ai pu travailler aux côtés de René Schlechter pour préparer la transition. Mon mandat a officiellement débuté le 1er février. L’OKaJu doit faire face à beaucoup d’urgences, nous avons donc très vite pris en charge les dossiers individuels. Nous avons également eu des entrevues interinstitutionnelles, par exemple avec les autres médiateurs, le barreau, ou encore avec des associations, mais il reste encore beaucoup d’acteurs à rencontrer. J’ai également effectué plusieurs visites dans des lieux où des enfants sont accueillis.
Les experts du Comité des droits de l’enfant de l’ONU ont salué la réforme de votre fonction, qui est désormais indépendante du pouvoir exécutif…
Aujourd’hui, la perception de l’OKaJu est autre. J’ai été désigné par la Chambre des députés. C’est important pour les personnes qui nous contactent qu’on ne soit pas rattachés à un ministère ou une administration. Elles attendent de l’OKaJu d’être neutre et indépendant pour regarder leur situation individuelle sans d’autres intérêts que ceux de l’intérêt de l’enfant. Cette indépendance va aussi se traduire par plus de moyens financiers et de ressources humaines. Nous sommes en train de recruter quatre “équivalents temps plein” pour être plus présent, nous investir plus dans les dossiers individuels et dans les avis sur tous les projets de loi qui ont un impact sur les droits de l’enfant.
La semaine passée, l’Unité de sécurité pour mineurs de Dreiborn est revenue dans le débat public. Le Comité des droits de l’enfant de l’ONU demande également au pays des efforts en matière de justice juvénile.
C’est une question cruciale. Les droits de l’enfant sont mis à l’épreuve dans toutes les questions où ils sont en conflit avec la loi pénale. Au Luxembourg, la situation est compliquée. On ne respecte pas plusieurs critères de la Convention des droits de l’enfant de l’ONU dans le cadre de la privation de liberté. Par exemple, il n’existe pas d’âge minimum en dessous duquel on ne peut pas être privé de liberté. Il n’y a pas non plus d’âge minimum de responsabilité pénale alors qu’à partir de 16 ans on peut être dessaisi aux juridictions ordinaires pour adultes pour des délits et des crimes. Mais l’esprit de la Convention des droits de l’enfant est qu’il y a un régime spécifique plus favorable à tout mineur, et non le contraire. L’infrastructure de prison de Dreiborn est là. Elle a ses limites. Je m’y suis rendu jeudi dernier et je reconnais qu’on a actuellement une situation critique. Il faut réfléchir à comment la transformer afin qu’elle corresponde mieux à ses objectifs. Mais le vrai problème, c’est la base légale.
C’est-à-dire ?
Sur quelle base légale un jeune peut-il se retrouver dans un lieu de privation de liberté ? Le cadre légal actuel ne donne pas les mêmes garanties procédurales que pour les adultes, par exemple la détention préventive selon les critères usuels ou bien le libre choix de l’avocat. C’est une population vulnérable, ils doivent avoir des garanties supplémentaires. Mais chez nous, si on fait l’analyse, les jeunes en ont plutôt moins que les adultes. C’est un problème de principes et de base légale et pas seulement un problème d’infrastructure. C’est pour cette raison que la ministre de la Justice, Sam Tanson, doit être soutenue dans la préparation de sa nouvelle loi. On attend avec impatience son projet de code pénal pour mineurs.
Nous ne pouvons pas reconstruire le bien-être de la jeune génération sans renforcer le respect des droits de l’enfant
Qu’attendez-vous de ce projet de code pénal pour mineurs que la ministre de la Justice souhaite présenter d’ici la rentrée ?
Un tel code responsabilisera davantage le jeune tout en renforçant ses droits et donnera plus de moyens d’action aux magistrats. Le gouvernement a réaffirmé devant le Comité des droits de l’enfant de l’ONU vouloir séparer les procédures de protection de l’enfance de celles de l’enfant en conflit avec la loi pénale pour ne pas mélanger les réponses à apporter dans le cas de victimes de violence, de protection de l’enfance et de l’autre côté des réponses adaptées et ciblées par rapport aux comportements délinquants. Séparation des procédures, mais complémentarité des mesures. Il faut inscrire dans cette loi une hiérarchie des mesures et garantir un accompagnement spécifique à chaque jeune orienté vers sa réintégration dans la société. Il doit y avoir des réponses diversifiées et des alternatives. La première réponse doit être éducative et réhabilitative. Il faut mettre l’accent là-dessus, la justice réparatrice et restaurative. En dernier ressort, on doit avoir des réponses répressives. Il vaut mieux investir dans des programmes diversifiés que dans des infrastructures fermées, toujours insuffisantes aussi grandes soient-elles. On peut aussi avoir des endroits semi-fermés, des séjours alternés, d’autres peines restrictives de liberté comme le couvre-feu, l’interdiction de contact ou la résidence surveillée. Il faut une gradation. Le principe est d’éviter, tant qu’on le peut, cette privation de liberté, toujours traumatisante et peu efficace comme le montrent la plupart des évaluations scientifiques. Cette nouvelle base légale permettra aux magistrats de trouver les réponses appropriées aux divers comportements des jeunes. Cette nouvelle loi devra aussi renforcer les droits de la victime mineure, trop souvent oubliée dans le débat. Dans toutes les étapes des procédures pénales, il faut à la victime sa juste représentation. À l’instar du principe consacré de “l’avocat dès la première heure” pour l’auteur mineur présumé d’une infraction pénale, la victime mineure doit pouvoir bénéficier d’une prise en charge psychosociale directe et continue dès la première heure. Ce n’est pas le cas pour l’instant.
De manière générale, la délinquance juvénile est très présente dans le débat public actuel. Quelle est votre position ?
Il faut pouvoir discuter de ce sujet sur la base de données fiables, mais depuis 2017, la police ne publie plus les chiffres de la délinquance juvénile et il n’y a pas de travaux criminologiques pour comprendre les logiques et cheminements individuels. Il nous faudrait une “cartographie” des formes actuelles de délinquance juvénile. Il faut éviter toute stigmatisation. Je ne vois pas l’intérêt public de connaître par exemple la reconstitution d’un lieu de crime, à part pour le voisinage direct. L’addition stéréotype “vol de collier + jeune + prison surpeuplée” est toxique pour mener un débat de fond orienté vers des solutions, nécessairement plus complexes que des commentaires haineux sur les réseaux sociaux. J’appelle tous les acteurs à mener cette discussion dans un cadre approprié, d’écouter ceux qui sont sur le terrain, les éducateurs sociaux, les policiers, les magistrats, les défenseurs des droits. Et je rappelle que tous les mineurs suspectés d’infraction pénale ont les mêmes droits, quel que soit leur statut légal, soient-ils résidents ou non résidents.
Depuis votre prise de fonction, y a-t-il une pratique qui vous a choqué ?
Oui, j’observe que la Convention des droits de l’enfant est régulièrement relativisée, voire niée. C’est attristant, injuste et insupportable à la fois. Il existe des décisions du tribunal administratif où il est stipulé qu’en matière d’immigration la Convention des droits de l’enfant ne serait pas d’application dans un tel ou tel cas. Le principe est d’évaluer dans toutes les situations ce qui est vraiment dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Le Luxembourg fait preuve de solidarité internationale en matière d’immigration et donne le bon exemple avec la relocalisation de mineurs notamment. Il y a une politique volontariste, c’est important de la soutenir, car beaucoup d’autres pays ne le font pas. Mais il faut qu’une évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant soit faite dans toutes les procédures en matière d’immigration, et ce n’est pas le cas actuellement. Et il faudrait préciser de manière transparente les critères d’appréciation de cet intérêt supérieur de l’enfant. C’est un droit procédural. L’enfant a le droit qu’on étudie son cas de manière isolée.
Au début de votre mandat, vous annonciez votre volonté d’analyser l’impact de la crise sanitaire sur le bien-être des jeunes. Où en êtes-vous ?
Nous devons encore approfondir l’analyse, mais la crise sanitaire a eu des conséquences néfastes sur le bien-être des jeunes et l’(in)égalité des chances. Nous ne pouvons pas reconstruire le bien-être de la jeune génération sans renforcer le respect des droits de l’enfant. Le bien-être des jeunes sera le sujet dans ces prochains temps. Prendre des décisions, s’engager, monter des projets, se mobiliser pour des causes sociétales… La crise sanitaire a privé les jeunes de tous ces moments de participation. Les enfants sont des acteurs qui doivent être pris au sérieux. Et arrêtons de suggérer une “génération perdue”, ce sera plutôt la “génération résilience”.
Les cas de harcèlement semblent également avoir augmenté pendant la crise…
Cette problématique nous a alertés ces deniers mois. On a le harcèlement moral entre les enfants et les adolescents eux-mêmes, notamment via le cyber-mobbing. Déjà avant la pandémie, un tiers des élèves était concerné par la problématique, comme auteur ou victime, selon l’étude HBSC 2018 récemment publiée. Mais n’oublions pas les violences faites aux enfants par les adultes, des “violences éducatives ordinaires”, du harcèlement moral et sexuel aux maltraitances et abus. Des anciennes lycéennes ont écrit une “lettre ouverte” en avril et ont le mérite d’avoir pointé un tabou. Dans le contexte institutionnel, école, lycée, organisations de sports et de loisirs : il faut faire passer le message que les enfants ont le droit d’y être protégés de toutes les formes de violence. Ce droit de l’enfant à être protégé correspond à une responsabilité institutionnelle. Nous réclamons une obligation légale pour toutes les institutions accueillant des enfants et jeunes de se doter d’un mécanisme de plaintes et de réclamations, de désigner un “Child protection officer” ou un délégué à la bientraitance qui est indépendant, connu et accessible. Des travaux concrets sont en cours au niveau du ministère de l’Éducation nationale, ce que nous saluons. C’est important qu’on arrive prochainement à ce standard.
Vous avez du pain sur la planche…
Beaucoup d’instances et d’acteurs estiment que le Luxembourg est bien loti et qu’on respecte les droits de l’enfant. Que tout est bien dans le meilleur des mondes. Il faut nuancer cette situation. Début juin, une organisation néerlandaise a publié “The Kids Rights Index”. Et là, on se retrouve à la 53e place. Dans certains domaines comme l’accès aux soins, nous sommes dans le peloton de tête, mais dans le domaine de l’environnement sociétal et juridique du respect des droits de l’enfant, on se retrouve très, très loin. Ce sont les bases légales qui nous font défaut. L’esprit et les principes de la Convention des droits de l’enfant ne se retrouvent pas ou trop peu dans de nombreux textes légaux. C’est sur ce point que nous devons mettre l’accent. C’est pourquoi les droits de l’enfant devront être inscrits dans la Constitution non comme “objectif à valeur constitutionnelle”, mais comme véritables droits fondamentaux spécifiques.
Votre mandat dure huit ans. Quels sont les objectifs que vous souhaitez atteindre ?
Dans huit ans, j’espère qu’il n’y aura pas uniquement un seul OKaJu, mais que beaucoup de résidents se prennent pour un ombudsman, ambassadeur ou défenseur des droits de l’enfant dans leur contexte et environnement. J’aimerais que les droits de l’enfant ne soient plus remis en question par certains. La Convention des droits de l’enfant reflète et définit la relation entre les générations, elle fait partie intégrante d’un consensus sociétal et doit faire partie de notre ambition collective. Le respect et la promotion des droits de l’enfant doivent être une exigence partagée par tout le monde.
Entretien avec Guillaume Chassaing