Cette semaine, Ghost Songs, de Bachar Mar-Khalifé, sur le label Balcoon.
En octobre dernier, avec l’album On/Off, Bachar Mar-Khalifé entreprenait un voyage intime et mystique, au sens propre comme au figuré. Quarante-cinq minutes enivrantes, inspirantes, pour lesquelles le multi-instrumentiste franco-libanais est parti enregistrer dans les montagnes au nord de sa ville natale, Beyrouth, les onze titres de cette déclaration d’amour à la capitale libanaise, entre world music, jazz et electro.
C’était à la fin de l’année 2019 : dans la rue, le peuple libanais manifestait contre la corruption du gouvernement. Un album créé entre le chaos et l’état sauvage, qui porte en lui un doux parfum de révolte. Et l’insoumission, on le sait, est toujours plus belle quand elle est chantée.
En particulier lorsque la voix est celle, magnétique, de Bachar Mar-Khalifé, compositeur de cette suite bouleversante de beauté, qui y conviait l’arabe et le français avec, comme uniques invités, ses deux pères : son géniteur biologique, Marcel Khalifé, virtuose de l’oud, et un autre prédécesseur de musique en la personne de Christophe, avec qui Bachar Mar-Khalifé partage le don de la poésie de l’intime et de l’universel, et l’appartenance à un mouvement artistique qui se refuse à tous les genres, tout en les embrassant tous d’une même étreinte, avide de les soumettre à leurs expériences de compositeurs-savants fous.
Une affirmation de la poésie comme art populaire et spirituel
Après On/Off, nommé aux dernières Victoires du jazz, Bachar Mar-Khalifé a continué d’explorer, en pleine pandémie, le silence contemplatif de la montagne, cette fois avec trois nouvelles compositions autour desquelles s’articule Ghost Songs. Une forme d’isolement pour lui aussi, après une année marquée, bien entendu, par le Covid, mais aussi par les deux explosions destructrices et meurtrières survenues en août dernier dans le port de Beyrouth, et la disparition de Christophe des suites du coronavirus.
Le titre de l’EP est un rappel évident aux fantômes qui peuplent ses sept morceaux. Ceux de sa vie, ceux de son art, aussi, qu’il convie à travers quatre nouvelles versions de titres présents sur On/Off.
Mais si l’on peut dire de Ghost Songs qu’il est un disque habité par une aura divine, c’est avant tout parce qu’il est chargé d’histoire et de culture, et est moins une variation autour des thèmes explorés dans On/Off qu’une évolution de celui-ci vers une affirmation de la poésie comme art populaire et spirituel.
Une piste de réflexion qui devient évidente à l’écoute de Ya Zahratan, fidèle reprise du titre éponyme du grand chanteur populaire égyptien Farid el-Atrache, ici dans une version qui met en avant les instruments électroniques, le piano de Bachar Mar-Khalifé s’occupant de donner un rythme exaltant à ce morceau joliment anachronique, qui commence par un chant a cappella timide.
Une ouverture hypnotisante
Une marque de fabrique, pourrait-on dire : fasciné par les langages mélodique et rythmique relatifs à la musique électronique, le compositeur-chanteur-pianiste-percussionniste s’en réapproprie les codes, avec «breaks», montées, «drops» ici transposés dans les langages du piano, des percussions et des musiques traditionnelles arabes. L’ouverture hypnotisante, Yes Siretsi – adaptation d’une chanson traditionnelle arménienne –, en est l’expression la plus sublime.
Son voyage musical, Bachar Mar-Khalifé le fait aussi en cherchant des inspirations du côté de la musique concrète et d’Erik Satie, dont il tire l’aérien Ya Binti, dont on trouve aussi, en toute fin d’album, un admirable remix signé du Messin Chapelier Fou.
Et le musicien de revisiter Chaffeh Chaffeh dans une version plus colorée que celle d’On/Off, grâce à la présence de la chanteuse franco-syrienne Lynn Adib, Zakrini, l’incipit de On/Off, dans une très belle version instrumentale, et la pièce de résistance, Jnoun!, chanté sur son album précédent avec Christophe, ici entièrement en arabe et long de huit minutes, où les pincements de corde de l’oud, les percussions et le piano s’entremêlent dans un sentiment progressif de quasi-techno, pour conjurer le mauvais esprit.
Et pour le découvrir sur scène, Bachar Mar-Khalifé jouera avec son père, le 23 janvier, à la Philharmonie.
Valentin Maniglia