Retraduire Mein Kampf d’Adolf Hitler en français a supposé de s’attaquer avec minutie à un texte « abominablement mal écrit » selon le traducteur Olivier Mannoni, qui a confronté chaque phrase à d’autres spécialistes du nazisme.
Le manifeste de celui qui n’était pas encore le Führer, publié en deux tomes en 1925 et 1926, est réputé une lecture difficile, sinon assommante. « Un fatras presque illisible », jugeait en 1930 l’un des premiers français à l’avoir lu, l’écrivain Marcel Ray. Or, la seule traduction intégrale disponible jusqu’ici, Mon combat (Nouvelles Éditions latines, 1934), témoigne que « la règle absolue à l’époque était d’écrire en bon français et donc de gommer les aspérités du texte », a expliqué Olivier Mannoni lors d’une conférence de presse mercredi.
Les défauts de Mein Kampf? « Syntaxe douteuse, phrases interminables et répétitives, accumulation d’adverbes, d’adjectifs, de conjonctions et de particules illocutoires » (des mots superflus à la compréhension fréquents à l’oral). Le traducteur résume : « Un texte confus, hypnotique par sa confusion même, et assénant, de manière sommaire, les vérités simplistes et mensongères de son auteur. »
« On a tâché de transposer, et non de traduire », déclare Christian Ingrao, historien du CNRS, membre du comité d’experts composé par les éditions Fayard pour Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf, dirigé par Florent Brayard.
« Phrase par phrase »
Christian Ingrao raconte que lors d’un processus de cinq années, un premier texte d’Olivier Mannoni a été « revu phrase par phrase », notamment lors de « conférences de consensus ». Ces réunions comparaient, pour les mots ou expressions les plus complexes à traduire, le texte original, la traduction de 1934, la traduction anglaise, la proposition d’Olivier Mannoni, et des propositions de ses collègues.
Mercredi, le traducteur évoquait auprès des journalistes « un travail de déconstruction radical de mon premier texte, pour en revenir non pas à un calque du texte allemand, mais à un texte présentant la totalité des caractéristiques de l’original, y compris ses défauts les plus criants ». « Pour un traducteur cela revient à peu près à demander à un chirurgien de rendre un patient dans l’état où il l’a accueilli », soulignait-il. Il s’est attelé à « rendre le texte à son état d’origine : surchargé, confus, répétitif, parfois même obsessionnel ».
D’après Olivier Baisez, autre historien collaborateur à cette édition, « Olivier Mannoni a eu le mérite de reprendre tout son texte en le gauchissant, sans chercher à le rendre fluide, en conservant les côtés les plus pénibles ».
« Quand on a constaté que Hitler avait des tournures spécifiques, des tics de langage – tel adverbe qui revient, tel début à ses phrases –, on a compris qu’il fallait conserver ces phénomènes de répétition, de récurrence. Mein Kampf est un livre très long, où le lecteur s’égare, et on a tâché de garder la même équivalence pour un même terme, là où c’était possible », souligne ce maître de conférences de l’université Paris-8.
« Judéité » contre « germanité »
« Le texte, redevenu authentique, est ennuyeux et moins entraînant que la traduction littéraire de 1934 », a jugé lors de la conférence de presse l’historien et avocat Serge Klarsfeld.
Certains termes allemands sont épineux. « Völkisch » par exemple, adjectif qui qualifie un courant intellectuel populiste, nationaliste, hérité du romantisme. En 1934, Augustin Calmettes et Jean Gaudefroy-Demombynes alternaient entre « raciste » et « populaire ». Olivier Baisez utilise dans ses cours « ethnonational ». Dans Historiciser le mal, ce vocable est conservé en allemand, et bien sûr explicité.
Autre exemple: « Judentum », pour lequel les premiers traducteurs avaient choisi « juiverie », prisé des antisémites, a été retraduit par « judéité », car chez Hitler c’est un pendant de « Deutschtum » (« germanité »).
Les lecteurs ne prendront pas de plaisir avec cet ouvrage très cher (100 euros, en vente le 2 juin). Selon Christian Ingrao, « Olivier Mannoni a fait un travail de longue haleine difficile et coûteux nerveusement. En langue originale, Hitler écrit comme un cochon : il est redondant, ampoulé, avec une tendance à la boursouflure. Il fallait désacraliser ce livre lourd, lent, ennuyeux, qui ne convaincra personne. »
AFP/LQ