En attendant de dévoiler vendredi le groupe pour affronter la Norvège et l’Écosse en amical, le sélectionneur national Luc Holtz a accepté de commenter le retour en équipe de France de Karim Benzema, écarté depuis fin 2015.
La convocation pour l’Euro de Karim Benzema fait causer bien au-delà des frontières françaises. En tant que sélectionneur, que vous inspire son retour ?
Je viens justement d’en discuter avec mes collègues ! Je suis surpris, parce que la question a souvent été posée ces dernières années à Didier Deschamps, et ça a sûrement dû être délicat d’y répondre pour lui. Bien sûr, en tant que sélectionneur et entraîneur, j’ai suivi cet épisode : je suis persuadé que la non-sélection de Karim Benzema était politique et n’avait rien à voir avec sa qualité. Je suis donc surpris, mais je suis quand même convaincu que c’est le bon choix. Didier a dû beaucoup y réfléchir. C’est un choix très intelligent, parce que les performances du joueur au Real Madrid ces dernières années et surtout ces derniers mois sont ce qu’elles sont, et parce qu’il a aujourd’hui une maturité et un niveau footballistique qui font qu’il ne peut être qu’un atout pour l’équipe de France. Surtout avec l’état d’esprit avec lequel il va rejoindre la sélection. Il doit ressentir une grande joie et une grande motivation, même s’il aura une certaine pression sur les épaules.
La pression n’est-elle pas plutôt sur Didier Deschamps ?
Les résultats de la France ces dernières années sont exceptionnels. Il rejoint un groupe qui n’a pratiquement fait que gagner. Si, au bout, il n’y a pas le résultat espéré, il y a une part de responsabilité qu’on va peut-être imputer à Benzema. Je ne pense pas que Deschamps prend un risque : beaucoup de gens voulaient voir Karim sous le maillot français. Le plus grand risque, c’est Benzema qui le prend : la pression sera davantage sur le joueur que le sélectionneur. Si Benzema n’est pas performant, Deschamps pourra toujours dire “voilà pourquoi il n’était pas sélectionné”.
Benzema était titulaire contre le Luxembourg lors de la double confrontation (octobre 2010 et mars 2011) en éliminatoires de l’Euro 2012, et absent lors de celles comptant pour les qualifications au Mondial-2018 (mars et septembre 2017). Les époques sont-elles suffisamment comparables pour mesurer le poids de son absence dans cette équipe ?
L’équipe de France a beaucoup évolué depuis 2010 et depuis 2017. Elle est nettement meilleure aujourd’hui qu’il y a dix ans, et la sélection luxembourgeoise a fort évolué aussi. On a progressé, on s’est développé. On a réussi à Toulouse (0-0, le 3 septembre 2017) un exploit exceptionnel pour le Luxembourg, mais il y avait quand même en face une qualité phénoménale, même sans Benzema. Encore aujourd’hui, quand je vois les performances de Kylian Mbappé en Ligue des champions ou en Ligue 1, sa qualité individuelle, sa vitesse de course et d’enchaînement, je me dis que ça reste exceptionnel d’avoir réussi à le neutraliser durant 90 minutes. À l’époque, j’avais d’ailleurs dit que c’était le grand favori pour la Coupe du monde. Je ne m’étais pas trompé.
La France est-elle d’autant plus favorite en 2021, avec Benzema ?
Sur une compétition d’un mois, il y a différents paramètres à prendre en compte. Surtout actuellement, avec la situation sanitaire, on ne sait jamais si un groupe va être affecté par des cas positifs. Cela peut perturber une préparation ou un tournoi. Après, il y a la vie de groupe, l’aspect physique des joueurs qui ont pour certains plusieurs mois de haute intensité derrière eux, ce qui peut aussi occasionner de la fatigue mentale. Quand un sélectionneur compose son groupe, il y a ces paramètres-là à considérer dont le public ne se rend pas toujours compte. La vie d’un groupe sur un mois, c’est extrêmement important. Il faut de la cohérence au niveau du choix des individus, du côté social, du quotidien. Il doit y avoir une relation très forte entre les joueurs. Beaucoup d’équipes peuvent postuler, et c’est la mieux préparée sur ces détails qui pourra aller chercher le titre.
N’est-ce pas en cela, justement, que Didier Deschamps prend un risque ? Karim Benzema a dernièrement eu des déclarations malheureuses envers Olivier Giroud*, son concurrent en attaque…
Faire cohabiter les garçons, ça va être la base du travail. Connaissant Didier, un personnage avec beaucoup d’empathie, il va y accorder beaucoup d’importance, remettre tous les compteurs à zéro pour justement bien démarrer, et tout faire pour mettre en place un groupe très homogène. Il a la maturité et l’expérience nécessaires.
Compreniez-vous que sa mise à l’écart de la sélection suscite autant le débat ces dernières années ?
Je peux comprendre, bien sûr. Quand on voit ses performances avec le Real, le public se dit forcément qu’il a les qualités pour faire partie de cette équipe. Mais le plus important, c’est l’homogénéité d’un groupe. Il y a une expression que les Allemands utilisent beaucoup, c’est “la mentalité dans la qualité” : mieux vaut un collectif avec moins de qualités individuelles mais très fort collectivement, très soudé, qu’un groupe meilleur avec des petites tensions, où l’un ne fait pas l’effort pour l’autre. Le rôle d’un entraîneur n’est pas juste d’envoyer onze joueurs sur un terrain de football. Je comprends donc le public, mais j’ai tout autant compris Didier.
Quand il évoluait encore en sélection, Dan Da Mota** avait lui aussi eu des démêlés avec la justice. Mais au contraire de Deschamps, vous lui aviez maintenu votre confiance.
Je ne juge pas le joueur par rapport à sa vie privée. Ce n’est pas mon rôle. Sauf, bien sûr, si j’estime que celle-ci a une influence sur la forme ou le côté psychologique du joueur, que j’ai des doutes sur le fait qu’il performe à son meilleur niveau. Mais je ne vais pas ne pas sélectionner un joueur parce qu’il a un problème avec la justice, surtout quand ce n’est pas encore prouvé. Je ne suis pas là pour jouer le justicier. Chacun fait des erreurs dans la vie, moi aussi. Les erreurs arrivent, et selon moi il faut toujours donner une seconde chance. J’ai des joueurs plus difficiles que d’autres, et certains débordent parfois un peu de la route mais je reste persuadé que c’est à nous, entraîneurs, responsables, patrons ou leaders, de leur montrer le chemin et les aider à rester le plus possible sur cette route-là. C’est aussi pour cela que je salue la décision de redonner une chance à Karim. Personnellement, je vois bien la France devenir championne d’Europe et Didier Deschamps s’arrêter ensuite, partir en héros. Didier a tout fait comme il fallait et s’est enlevé de la pression.
Entretien avec Simon Butel
* Questionné sur Giroud par un internaute lors d’un live sur son compte Instagram en mars 2020, Benzema avait répondu : «On ne confond pas la F1 et le karting. Moi, je sais que je suis la F1.»
** Poursuivi depuis mai 2018 pour abus de faiblesse envers une riche octogénaire, l’attaquant a été condamné en octobre 2020 à deux ans de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende.