Avocat, membre de la Commission consultative des droits de l’homme, du Collectif réfugiés, ancien président d’Amnesty, Frank Wies évoque ses expériences de la pandémie.
Frank Wies a pu mesurer les conséquences de cette pandémie depuis ses nombreux postes d’observation. Sans surprise, elle a creusé les inégalités. Elle a aussi révélé quelques incongruités qui ont parfois malmené nos libertés.
Comment la profession d’avocat vit-elle cette pandémie depuis un an ?
Les cabinets qui sont plus diversifiés dans leurs activités ont réussi à s’en sortir plus ou moins, quand une activité baisse, l’autre augmente. Un exemple tout bête : nous avons eu plus de dossiers de divorces, de violences conjugales, des gens qui voulaient faire des testaments et le droit du travail qui a aussi fortement augmenté. La chose la plus marquante, c’était au niveau pénal, car les avocats étaient coupés de leurs clients. Il a fallu introduire la possibilité de plaider une demande de remise en liberté provisoire par visioconférence, par exemple. Cela enlève quand même une certaine proximité de la personne qui se bat pour sa liberté par rapport au juge. Les avocats spécialisés en droit pénal ou en droit des réfugiés ont eu la vie dure pendant des mois. L’ancien bâtonnier avait dit qu’on devait acter la démission de certains avocats pour qu’ils puissent avoir droit aux indemnités chômage parce qu’ils ne s’en sortaient plus face aux frais.
La loi Covid a-t-elle donné lieu à des recours ?
Oui. Et cela permet aussi de voir l’accélérateur des inégalités que représente cette pandémie. Si les gens ne paient pas leur amende, c’est l’administration de l’Enregistrement qui commence à envoyer des rappels et si on conteste auprès d’elle, elle répond que c’est le parquet qui poursuit, pas elle. Les gens n’ont tout simplement pas les moyens de payer une telle amende. Il faut attendre de voir si le parquet classe ou poursuit quand même. Pour l’heure, en matière de loi Covid, nous avons une jurisprudence dans l’affaire des parents qui se sont opposés au test et à qui la justice a donné tort en référé. Il y a eu aussi ces profs qui s’étaient opposés au masque, mais j’ignore où en est ce dossier.
Cette même loi est réformée régulièrement. A-t-elle entraîné de nombreux couacs ?
Je suis surtout content que le gouvernement n’ait pas prolongé l’état de crise malgré certains appels pressants. Les lois ont été bâclées, nos avis comportent toujours la même introduction résumée à « désolé mais on fait ce qu’on peut dans les délais impartis », le Conseil d’État vit la même chose. Oui, cela donne lieu à des couacs, mais comme le gouvernement réforme toutes les trois semaines, il peut rattraper les erreurs passées mais risque d’en commettre des nouvelles. Je pense, par exemple, à cette obligation de délation pour les fonctionnaires, c’est quand même énorme qu’il se soit trouvé un fonctionnaire pour pondre un truc pareil et que ça passe en Conseil de gouvernement. Cela instaure un climat de méfiance à mon sens dans une société démocratique. Heureusement que la commission parlementaire a fait faire marche arrière au gouvernement.
La délation est devenue un sport national pendant cette pandémie, les gens n’hésitant pas à dénoncer leurs voisins qui recevaient de la visite…
Oui, c’est vrai. Moi j’ai eu le cas de gens qui ont hébergé un sans domicile fixe pendant le premier confinement. Les voisins ont appelé la police et le SDF a dû partir car il ne faisait pas partie du ménage avant le début du confinement.
Ce qui me dérange chez ces gens-là, c’est qu’ils sont pétris de certitudes
Vous avez eu aussi l’occasion de vous indigner contre certains propos, notamment de l’ancienne présidente du Conseil d’État alors qu’elle était encore en exercice…
Oui, j’ai été choqué d’entendre l’ancienne présidente du Conseil d’État dire que c’est vraiment dommage que la police ne puisse pas venir contrôler dans les maisons le nombre de personnes présentes. Le Conseil d’État c’est quand même un chien de garde des pouvoirs exécutifs et que sa présidente s’émeuve que les policiers ne puissent violer l’intimité d’un domicile privé, ça interroge. À un moment, il faut siffler la fin de la récréation.
Diriez-vous que cette pandémie a durement entravé nos libertés et que pensez-vous des mouvements anti-mesures sanitaires ?
Quand je regarde les manifestations des anti-masques, je trouve qu’ils ont quand même la liberté de dire des conneries. Ils peuvent manifester même à un point où on se demande si cela ne va pas trop loin quand on les voit dans l’irrespect total des mesures sanitaires. On les voit se balader sans masque, sans respect des distances. Ce qui me dérange chez ces gens-là, c’est qu’ils sont pétris de certitudes. Moi qui ai fait des études universitaires, je vais peut-être comprendre la moitié d’un rapport scientifique sur tel ou tel sujet, mais j’ai la modestie de ne pas dire que j’ai tout compris et que les autres sont tous des idiots qui acceptent de suivre une dictature comme des moutons. Mais quand certains représentants du patronat disent qu’il faut imposer la vaccination au personnel soignant, cela m’énerve tout autant.
Le fameux droit de disposer de son corps. Le sujet est pourtant délicat…
Oui, c’est un sujet délicat et j’ai eu l’occasion d’échanger avec Jean-Jacques Rommes sur le sujet, mais il ne comprenait pas qu’un employeur ne puisse pas imposer à son personnel de se faire vacciner. Aussi longtemps que la personne vaccinée n’est pas certaine de ne plus pouvoir ni contracter le virus ni le transmettre, il est difficile de lui imposer un tel vaccin.
Les inégalités se sont accentuées pendant cette pandémie, surtout pour les écoliers…
Même avant la pandémie, on savait que le système scolaire luxembourgeois favorise ceux qui sont déjà favorisés et discrimine ceux qui ont un problème à la base, soit à cause de la langue, soit à cause de situations financières difficiles des parents. Je connais des gens qui gagnent très bien leur vie et qui ont tout simplement engagé des profs pour aider leurs enfants pendant la fermeture des écoles. Au-delà de l’éducation, c’est tout le système qui est favorable pour ceux qui ont de l’argent et défavorable pour ceux qui n’en ont pas. Actuellement, il y a cette discussion pour savoir si les employeurs doivent mettre des tests à la disposition de leurs salariés. Deux boîtes coûtent dans les 400 euros, qui peut se le permettre ? Ici, on se plaint que la campagne de vaccination n’aille pas assez vite, mais même si tout le Luxembourg est vacciné, aussi longtemps que l’Afrique ne le sera pas, la pandémie ne s’arrêtera pas.
Au niveau des maisons de retraite, des directions faisaient carrément du chantage sur leurs pensionnaires
Comment expliquez-vous que la population carcérale se soit montrée aussi frileuse à la vaccination ?
C’est un peu une psychose collective que l’on va créer dans un vase clos. Il y a cette méfiance contre le système à la base pour certains, ceux qui la développent en prison et l’erreur stratégique a été de dire qu’on allait vacciner les prisonniers mais pas les gardiens. Rien que par mesure de protection pour les détenus considérés comme population prioritaire, alors il faut aussi vacciner ceux qui les côtoient tous les jours. Ils n’ont pas voulu servir de cobayes et cela m’a moyennement surpris.
La situation dans les maisons de retraite a causé beaucoup de soucis aux pensionnaires qui se sont sentis très isolés. Certains ont-ils tenté des actions contre l’un ou l’autre règlement ?
Au niveau des maisons de retraite, nous avons reçu des plaintes au cabinet, surtout avant Noël, parce que des directions faisaient carrément du chantage sur leurs pensionnaires. S’ils voulaient voir leur famille, ils devaient s’attendre à passer deux semaines enfermés dans leur chambre à leur retour, en quarantaine. Un passage obligatoire par la case prison. Mais au lieu d’édicter des règles claires, chaque maison de retraite faisait ce qu’elle voulait. Il aurait fallu fouiller dans les contrats d’hébergement pour formuler un recours contre ces décisions, mais tout réside dans la proportionnalité et c’est le cas de beaucoup de mesures. Au niveau de la CCDH, nous avons reçu des appels au secours de personnes qui disaient préférer mourir du Covid que de rester seules entre quatre murs.
La CCDH a été beaucoup sollicitée pendant cette pandémie ?
Oui, mais pas seulement la CCDH, également le médiateur du gouvernement, Claudia Monti.
Que dire des jeunes générations face à ces privations de libertés ?
C’est dur pour eux. Je n’aurais pas aimé avoir 20 ans aujourd’hui. C’est la période où ils font l’apprentissage de la vie et on les met au frigo. Ceux qui bravent les interdits sont cloués au pilori. Le pire c’est que l’on n’a aucune certitude scientifique sur la manière dont le virus se répand chez les jeunes, mais ils sont désignés comme les méchants jeunes et c’est assez dramatique. J’ignore si l’on a respecté la proportionnalité, je n’ai pas la réponse, mais la question mérite d’être posée. Toutes ces mesures de confinement et de restriction au nom de la santé publique n’ont-elles pas eu des effets plus néfastes et disproportionnés ? Si l’on regarde certains effets, on peut y réfléchir sans tomber dans l’autre extrême où se regroupent les complotistes en tous genres.
Quelle leçon retenez-vous de cette période tourmentée à la CCDH ?
Cette question de proportionnalité justement et les effets de certaines mesures. Je suis encore actif au Collectif réfugiés et on s’est demandé, au moment de l’ouverture des centres médicaux avancés, comment les sans-papiers allaient faire alors qu’ils devaient forcément s’enregistrer. Certains services sociaux des hôpitaux ont dénoncé des sans-papiers venus consulter en urgence. Le Collectif est intervenu et la situation s’est un peu calmée mais il y a toujours cette crainte. On avait fait un courrier aux ministres Asselborn et Lenert pour qu’ils assurent aux sans-papiers qu’aucune poursuite ne sera engagée contre eux s’ils viennent se faire tester ou soigner. C’est ce qu’ils ont fait.
Entretien avec Geneviève Montaigu