Cette semaine : The Father, un drame (1 h 37) de Florian Zeller avec Anthony Hopkins, Olivia Colman, Imogen Poots, Mark Gatiss…
Accueillir un film dont la sortie, forcément repoussée, se voit précédée d’éloges unanimes, est une tâche qui n’a pas été rendue moins ardue par la crise sanitaire, en particulier au vu des choix de distribution et d’exploitation par défaut qui se font voir sur le grand écran depuis la réouverture des salles. Dans ce contexte, The Father a été présenté plus tôt cette semaine lors d’un événement estampillé LuxFilmLab (piloté par le LuxFilmFest), quelques semaines après les annonces des nominations aux Bafta et aux Oscars, et dans lesquelles le film fait partie des grands favoris avec six nominations pour chacune des deux cérémonies (dont à chaque fois celle du meilleur film). Sans compter que la pièce de théâtre de Florian Zeller, Le Père, qui sert de base au film, est elle-même reconnue comme l’une des meilleures pièces de la décennie précédente, avec trois Molière en 2014 et des distinctions partout où elle est jouée, y compris à Broadway, où Frank Langella a décroché un Tony Award pour son interprétation du rôle-titre en 2016.
C’est dans la langue de Shakespeare que l’écrivain et dramaturge français Florian Zeller fait ses débuts au cinéma avec l’adaptation de sa propre pièce, traduite et coadaptée pour l’écran par Christopher Hampton. Devant la caméra, Anthony Hopkins se perd et perd le spectateur dans sa propre démence, ajoutant à sa longue et prestigieuse carrière un nouveau rôle pour lequel il semble être né : celui de l’homonyme Anthony, 83 ans, qui vit seul dans son appartement londonien, refusant systématiquement la présence des aides-soignantes qui s’occupent de lui, les accusant de voler ses affaires. Sa fille, Anne (Olivia Colman), divorcée depuis cinq ans, lui annonce qu’elle part vivre à Paris et qu’une nouvelle aide viendra prendre soin de lui. Mais Anthony rencontre un homme assis dans son salon, qui lui affirme qu’il est le mari de sa fille depuis dix ans, et qu’il n’a jamais été question d’aller vivre en France…
Le film joue avec la santé mentale du spectateur pour décrire celle du protagoniste
Dans cette quête du sens et de la réalité, chaque séquence du premier acte de The Father se pose comme une nouvelle porte d’entrée au labyrinthe de l’esprit de son protagoniste, toutes enveloppées d’un sentiment de mystère rehaussé par la présence d’acteurs différents pour un même rôle. Ce qui prend tantôt les airs du thriller psychologique évolue dans la direction du drame sombre; le film se refuse à tout confort, y compris à l’intérieur même de son concept fondamental, celui de jouer avec la santé mentale du spectateur pour décrire celle du protagoniste. La diversité des tons est stupéfiante : on peut passer en un instant du frisson au rire, sans que jamais la teneur tragique ne s’efface. Florian Zeller ose même braver l’interdit avec de rares éruptions d’émotion accablante. Des instants qui, bien loin d’aller dans le sens d’une compassion conformiste et surfaite, enfoncent encore plus le spectateur dans sa position incommode.
Ce qui achève de faire de The Father un coup de maître est la maîtrise folle du dispositif cinématographique de la part du réalisateur pour ce premier film. Le rythme lent de cette heure et demie est entièrement fabriqué sur des contradictions, empilées comme les pièces d’un puzzle qu’il convient à celui qui regarde le film d’assembler. La chronologie est éclatée, répondant à cette réalité fabriquée dont Anthony est prisonnier. Le décor unique, ce spacieux et bel appartement londonien, n’est jamais tout à fait le même d’une séquence à l’autre, le changement s’opérant dans des détails pratiquement invisibles à l’œil nu, mais qui suffit pourtant à obtenir le sentiment d’étrangeté recherché.
Alors donc, les éloges intarissables sur The Father sont justifiés et amplement mérités. Ce rôle dans lequel se sont illustrés, au théâtre, de nombreux acteurs, Anthony Hopkins le fait définitivement sien : il sait être tendre, colérique, exécrable ou complètement désemparé, le tout avec une souplesse qui fait froid dans le dos. Dans une séquence bluffante, Anthony rencontre sa nouvelle aide-soignante, Laura (Imogen Poots), et l’acteur est tout cela à la fois, dans un jeu de manipulation démoniaque. Face à Hopkins, Olivia Colman est une magnifique présence chaleureuse sans cesse refroidie par la maladie de son père, qui prend toujours l’avantage sur elle. Une nouvelle série de cinq projections aura lieu mercredi prochain à l’Utopia : allez-y.
Valentin Maniglia