En première ligne depuis le début de la crise sanitaire, les agents de nettoyage n’ont clairement pas eu la reconnaissance méritée. La goutte d’eau pour ces travailleurs depuis trop longtemps déconsidérés.
Depuis deux ans qu’elle est déléguée syndicale à l’OGBL, Manuela Pestana n’a plus peur de dire haut et fort ce qu’il se passe dans le secteur du nettoyage. Cette peur qui enchaîne encore trop de ses collègues et les laisse à la merci de supérieurs quelquefois caractériels. C’est pour elles que Manuela Pestana lutte, encore et toujours, même si parfois la bataille lui paraît «sans fin». Car il y en a des choses à dire sur ce secteur, qui a beau manier les détergents mais n’a rien de reluisant.
Les conditions de travail d’abord. Sans surprise, les femmes de ménage ont des horaires très flexibles. Si Manuela Pestana, femme de ménage depuis son arrivée au Luxembourg il y a une vingtaine d’années et employée depuis 13 ans au sein de la société Innoclean, s’estime «chanceuse» (elle travaille aux Hôpitaux Robert-Schuman et a des horaires réguliers, 7 h-15 h 30), c’est loin d’être le cas pour la majorité de ses consœurs : «Beaucoup d’entre elles doivent travailler en coupure, explique-t-elle : deux heures le matin à un endroit, puis deux heures à un autre, une coupure et encore un autre endroit le soir…»
Une situation que n’a pas arrangée la pandémie, avec la fermeture ponctuelle des établissements scolaires ou de certaines entreprises. Beaucoup d’agents ont dû être déplacés. «Tout le monde n’a pas le permis ou une voiture à sa disposition, mais ça, le patron ne le comprend pas toujours. Il va parfois jusqu’à noter qu’il y a eu refus de la part de l’agent de nettoyage. Un commentaire qui pourra peser après la crise s’il décide de licencier ou qui justifie qu’il refuse des demandes de congés. Car c’est comme cela que se vengent nos supérieurs.»
Pression et harcèlement
La pression est en effet constante sur les agents de nettoyage, une pression d’autant plus facile à exercer que les femmes de ménage, souvent étrangères, sont nombreuses à ne pas connaître les lois ou à ne pas pouvoir s’exprimer correctement dans l’une des langues du pays. «Il se passe des choses très graves. On est harcelées. Mais cela reste le plus souvent entre l’équipe et la responsable. L’information ne remonte pas, car les filles ont peur des représailles : congés ou horaires modifiés.»
Manuela Pestana, qui insiste sur le fait que sa société Innoclean est à l’écoute de ses employés et s’avère l’une des plus respectueuses vis-à-vis des droits des femmes de ménage, cite un exemple survenu dans sa propre équipe : «Une femme de ménage a réclamé son CDI, comme elle en avait le droit. Cela a déplu à la responsable d’équipe, qui s’est vengée en la mettant sur un poste plus éloigné et avec des horaires très compliqués. Mais c’est une mère célibataire avec une petite fille de trois ans! Si cette responsable lui fait déjà ça alors qu’elle réclame ses droits, imaginez si elle va se plaindre plus haut! La seule solution souvent pour ces filles : attendre que l’orage passe et que la responsable s’en prenne à quelqu’un d’autre…»
Une pression pourtant totalement contre-productive. Manuela Pestana l’assure, le secteur recense beaucoup d’arrêts maladie pour des raisons d’ordre psychologique, même si les femmes de ménage sont aussi nombreuses à repousser cette alternative et mettent de côté autant que faire se peut leurs douleurs physiques ou morales, de peur qu’un arrêt maladie avant des congés signe l’annulation de ces derniers. «D’ailleurs, les responsables confirment les congés le plus tardivement possible afin que les employées évitent de se mettre en maladie», souligne la déléguée syndicale.
Car le métier est aussi éprouvant pour le corps, les gestes répétitifs ayant un impact considérable sur la santé de ces travailleuses au fur et à mesure des années. «Le métier est épuisant. Au bout de quelques années, on commence à le ressentir au niveau des articulations. Il y a beaucoup de tendinites, notamment au niveau des mains, à cause de l’essorage.»
«Il faut changer les lois!»
Une femme de ménage gagne actuellement environ 13 euros brut de l’heure, soit quelque 2 000 euros par mois pour un contrat de 40 heures hebdomadaires, du début à la fin de sa carrière : sans évolution de salaire, et évidemment, aucun avantage type ticket restaurant ou remboursement des déplacements.
Un manque de reconnaissance d’autant plus révoltant pour les agents de nettoyage que la crise sanitaire est venue révéler, si besoin était, l’indispensabilité de ces travailleurs de l’ombre, qui ont été, et sont toujours, en première ligne. «Pour nous, pas de télétravail évidemment! On a été envoyés au front tout de suite et on est toujours là à désinfecter avant que les autres passent! Les médecins ont reçu une prime astronomique pour le Covid. On n’en demande pas autant bien sûr, mais nous n’avons rien reçu alors que notre travail est très important pour qu’un médecin puisse travailler en toute sécurité. On a plus que jamais besoin de nous! Désormais les bus doivent être désinfectés tous les jours, tout comme les trams, les trains, les gares, etc.»
Au début de la crise, certains n’avaient même pas reçu d’équipements de protection, tout en étant obligés d’en avoir. «Personnellement, travaillant au cœur d’un hôpital, je n’ai pas eu ces problèmes et j’ai aussi pu être vaccinée. Mais pour beaucoup, ni le patron ni le client n’a fourni les protections, tout en les exigeant. Les gens ont donc dû les acheter eux-mêmes!»
«Les agents sont fatigués de lutter», poursuit Manuela Pestana, qui cite un énième exemple d’abus : une responsable qui a ainsi enlevé d’autorité les primes sur le taux horaire pour les femmes de ménage travaillant dans un hôpital ou à la morgue, prime qui figure pourtant dans la convention.
«Il faut changer les lois!», s’insurge la déléguée, faisant également part des avenants au contrat à répétition, monnaie courante dans le secteur. «Il faut établir une limite aux avenants, en termes de nombres ou de durée. Nous avons eu le cas récemment d’une fille qui a travaillé quatre ans avec des avenants! Beaucoup de ces femmes de ménage sont des mères célibataires, et elles ne peuvent pas déménager ou s’acheter une voiture, car qui va louer un logement ou accorder un crédit lorsqu’il y a un avenant qui expire dans six mois? On est jugées « bas de gamme », mais on n’est pas bêtes! On aimerait aussi participer à l’évolution de ce pays, parce que nous y travaillons tous les jours, et jusque-là, les lois ne nous favorisent pas du tout.»
Tatiana Salvan
Un an et demi de négociations
Trop, c’est trop! Le 11 mars, plusieurs centaines d’agents de nettoyage se sont réunis devant la Fédération des entreprises de nettoyage (FEN) pour dénoncer les négociations infructueuses concernant le renouvellement de la convention collective du secteur. Ces négociations avaient démarré en décembre 2019. Une démonstration de force qui a, semble-t-il, un peu porté ses fruits : le dialogue, jusque-là inexistant, a commencé à être constructif, a fait savoir Estelle Winter, secrétaire centrale du syndicat Services privés de nettoyage de l’OGBL. «La FEN refusait tout bonnement de nous écouter. Mais depuis le piquet, nous avons reçu des propositions.» La prochaine réunion fixée au 21 avril va peut-être permettre de trouver le compromis tant attendu.
Employés de la Chambre
Le 11 mars, afin «d’offrir de meilleures conditions de travail, une sécurité d’emploi et davantage de salaire» aux agents de nettoyage, dont le travail a été officiellement considéré comme essentiel durant la crise, la Chambre des députés a décidé de procéder à l’embauche directe de ses agents. En d’autres termes, elle ne passera plus par des sous-traitants. Une manière aussi de répondre à la flexibilité, aux bas salaires et aux contrats courts qui «sont de plus en plus la norme dans le secteur privé du nettoyage».