Catalogué «écrivain de la folie et de la cruauté», il est le roi de la voltige… Régis Jauffret, en piste dans le monde des lettres depuis 35 ans, ne craint rien ni personne.
Il peut aligner des Microfictions dans de gros pavés, et écrire sur des banquiers ou des perturbés sexuels qui agressent des femmes de ménage dans des hôtels américains. Il peut aussi – même pas peur – s’approcher d’un monument de la littérature mondiale, l’admirer dans sa baignoire et lui balancer une de ses héroïnes qui va lui faire mille et mille pires reproches. Tout juste si, dans la foulée de son nouveau roman, Le Dernier Bain de Gustave Flaubert (Seuil), il ne nous lancerait pas : «Flaubert c’est moi !» Oui, et tant pis pour ce que pensent les petits marquis et autres Trissotin de la chose écrite, Régis Jauffret est un grand écrivain.
Bien sûr, l’auteur de Fragments de la vie des gens ou Lacrimosa aurait pu dérouler la biographie de Gustave Flaubert. Mais il tient à prévenir le lecteur : «Je vous donne ici des phrases de mon cru dont le plus souvent vous ne trouverez trace ni dans mes œuvres, ni dans ma correspondance, ni (…) dans aucune archive.» Jauffret dit connaître parfaitement tout Flaubert. Pour ce Dernier Bain, il nous propose deux parties : la première sur le mode «je», et la deuxième pour «il», complétées par un «chutier», ensemble de notes qu’il a accumulées pour préparer ce nouveau livre et à lire – au moins – à la loupe.
Une «biographie idéale» où Régis Jauffret remplit les vides et remet certaines informations à leur place, c’est-à-dire à la poubelle
Et de commencer par la fin : 8 mai 1880. Dernier jour, dernier bain. Flaubert vit seul dans sa maison de Croisset, en Normandie. Suzanne, la domestique, remplit de seaux d’eau chaude la baignoire dans laquelle Flaubert paresse. Peu après, il mourra d’une attaque cérébrale. Flash-back, retour au tout début : «Conçu à la mi-mars 1821 d’un coup de reins que j’ai toujours eu quelque peine à imaginer, je suis né le mercredi 12 décembre à quatre heures du matin (…) Je serais bien resté quelques années de plus dans le ventre à l’abri de l’imbécillité du monde. Désespéré de naître j’ai poussé un atroce hurlement. Épuisé par mon premier cri je semblais si peu gaillard qu’on attendit le lendemain pour me déclarer à l’état civil car si j’étais mort entre-temps on en aurait profité pour signaler mon décès par la même occasion.» Du Flaubert revu et corrigé !
Dans ce roman biographique sans être une biographie, Régis Jauffret remplit les vides et remet certaines informations et considérations à leur place, c’est-à-dire à la poubelle. Pointe Jean-Paul Sartre qui tenait Gustave Flaubert pour «l’idiot de la famille» alors qu’il était chéri par sa mère. Évoque Elisa Schlesinger et aussi Louise Colet, à qui il adressa des lettres d’amour. Et puis il y a ses amours masculines, Maxime Du Camp et, surtout, l’écrivain Alfred Le Poittevin, «le grand amour» de l’auteur de L’Éducation sentimentale.
Et dans ce texte en forme de «biographie idéale», comment Régis Jauffret aurait-il pu se passer d’Emma Bovary ? Impossible. D’ailleurs, il ne s’en prive pas. Elle surgit au hasard des pages et s’en prend à son créateur. «Elle était déjà bien à plaindre d’avoir habité un fait divers, d’avoir souffert, d’être morte par autolyse empoisonnée, il avait fallu en plus qu’il l’arrache à l’oubli pour l’injecter dans ce livre où elle menait une vie infernale à l’infini recommencé tant qu’il se trouverait un alphabétisé pour poser son regard sur ces phrases qui la retenaient prisonnière comme des bandelettes de momie.» Profitons de ce dernier bain, sans modération aucune.
De notre correspondant à Paris, Serge Bressan