Troisième film d’une trilogie orchestrée par le réalisateur irlandais Tomm Moore, Wolfwalkers est une superbe histoire de magie et de superstition pour tous les âges avec, aussi, une visée politique et sociale intelligente.
Wolfwalkers marque la fin d’un cycle pour Tomm Moore : après Brendan and the Secret of Kells (coréalisé avec Nora Twomey, 2009) et Song of the Sea (2014), ce nouveau film clôt une trilogie du folklore irlandais. Et en beauté, puisqu’il a été nommé, la semaine dernière, à l’Oscar du meilleur film d’animation, face, notamment, aux poids lourds de Pixar Onward et Soul. La première étape d’une anomalie pour ce long métrage européen réalisé en animation classique au budget estimé à 12 millions d’euros, une somme conséquente pour un tel film (généralement, les films d’animation européens à gros budget ne dépassent que rarement la barre des dix millions d’euros alloués), mais largement en dessous des mastodontes cités précédemment, qui ont coûté plus de dix fois plus cher.
Beaucoup plus ambitieux, dans ses graphismes comme dans ses thématiques, que les deux précédents films du réalisateur irlandais, Wolfwalkers, coproduit au Luxembourg par le studio Mélusine, s’inspire de la légende des loups-garous d’Ossory, un ancien royaume de l’Irlande médiévale, devenu aujourd’hui le comté de Kilkenny. C’est d’ailleurs de Kilkenny qu’est originaire Tomm Moore, et c’est là aussi qu’il a coréalisé le film, dans les studios de la société Cartoon Saloon, qu’il a cofondée en 1999. Un long métrage qui baigne donc dans la légende, avec l’histoire de Robyn Goodfellowe (comme le lutin espiègle du Songe d’une nuit d’été), une jeune fille anglaise qui vit en Irlande avec son père après la reconquête de l’île par l’armée d’Oliver Cromwell, à la fin du XVIIe siècle. Quand le village est menacé par des loups, le seigneur du lieu, Lord Protector, ordonne à Bill Goodfellowe de les tuer jusqu’au dernier. Mais sa fille se lie d’amitié avec Mebh, une «wolfwalker», qui se transforme en loup la nuit venue…
Histoire d’une nature menacée
«C’est une sorte d’aboutissement de beaucoup de choses sur lesquelles nous avons travaillé, y compris dans nos films précédents», déclarait Tomm Moore au site américain Comic Book Resources à propos de Wolfwalkers. «Nous avons essayé d’amener cela à un autre niveau.» À une époque où l’animation numérique domine largement, Moore et son coréalisateur, Ross Stewart, se sont donné comme défi de réaliser cette œuvre virtuose en 2D, dans une esthétique qui ne ressemble pas aux films d’animation classiques, mais qui cite à sa manière les influences manifestes des odes à la nature de Hayao Miyazaki, dont Princesse Mononoké (1997).
Dans Wolfwalkers, la nature est luxuriante, elle se pare de vert et de marron dans toutes leurs teintes, avec de beaux reflets dorés. Ross Stewart indique que «pour le style et l’époque, notre influence majeure (sont) les gravures sur bois du XVIIe siècle», une époque de superstitions et de magie où la figure du loup était aussi très présente. Les humains veulent contrôler la nature : ils y installent des pièges à loups et s’y rendent armes à la main. Mais sous les crayons de Moore et Stewart, même menacée par la barbarie des hommes, elle est cet endroit de plénitude et de couleurs, dominée par des formes arrondies, généreuses, à l’opposé du village, une sorte de prison où les maisons sont pointues, où l’architecture est étouffante et où le danger et la cruauté rôdent à chaque coin de rue. «C’est presque comme un labyrinthe en forme de cage dont il est difficile de s’échapper pour Robyn. Elle y est prisonnière sous le joug des règles de la société», dit Ross Stewart.
Histoire d’une société dominée
Plus qu’un film sur une nature et une faune menacées, Wolfwalkers parle en effet de sujets historiques et sociaux qui résonnent encore aujourd’hui. L’époque du film est celle d’une Irlande qui vient de traverser un massacre sanglant et soumise à la répression anticatholique. «Cet état d’esprit protestant et puritain (…) a coupé les gens de la nature», déclare Tomm Moore. La figure de Cromwell apparaît derrière le personnage de Lord Protector, le seigneur des terres, qui a décidé de livrer une guerre sans fin aux loups qui rôdent dans les environs. C’est une période de profonds changements, qui se sont faits dans la violence et qui ont créé des clivages sociaux, politiques et religieux qui existent encore en Irlande aujourd’hui. Pour Tomm Moore, Lord Protector «amène cet état d’esprit colonial, cette domination sur la nature»; c’est un personnage qui pousse les hommes à «détruire leur propre côté sauvage» et à trouver «des façons naturelles de devenir plus purs ou plus, disons, puritains».
Un autre changement dû à l’invasion anglaise est la destruction d’une société matriarcale au profit d’un puritanisme régi par les hommes. C’est aussi un grand sujet de Wolfwalkers, dont les deux protagonistes sont des jeunes filles qui se rebellent contre la sauvagerie masculine. «Avec tout le mouvement du puritanisme, il y a véritablement eu une suppression des femmes au sein de la société» irlandaise, raconte Ross Stewart. Le loup, ou le loup-garou, est dans ce sens un substitut de la figure de la sorcière, qui est le symbole de la vision péjorative de la femme dans la société patriarcale. Du haut de leurs dix ans, Robyn et Mebh se soulèvent contre ces préjugés totalitaires et rallient des gens à leur cause. Wolfwalkers est une histoire pour tous les âges, et si l’éducation du bien et du mal peut se faire aussi avec le cinéma, ce film-là a un vrai rôle à jouer.
Valentin Maniglia