Du pinot noir luxembourgeois, une bière italienne, des levures belges et un chocolatier français en Belgique? Voilà les ingrédients d’un cocktail improbable initié par Laurent Munster (Mi-orge Mi-houblon, à Arlon), le domaine L&R Kox (Remich), Jean le Chocolatier (Habay-la-Neuve, Belgique) et la brasserie Sagrin (Calamandrana, Italie). Une aventure, surtout en 2020!
Honnêtement, on se demande toujours comment le projet a pu se concrétiser! En temps normal, l’idée aurait déjà été folle, mais à l’époque de la pandémie, du retour des frontières et des attestations en tous genres qui s’empilent, monter une opération européenne de cette envergure, pour la simple beauté du geste et le plaisir des papilles, cela représente un magnifique pied de nez à la morosité de notre époque, un panache qu’il faut applaudir!
Tout part de la boutique de Laurent Munster, Mi-Orge Mi-Houblon, une référence absolue pour les amateurs de bières artisanales (craft beer). «Cela fait dix ans qu’avec Jean le Chocolatier (Habay-la-Neuve) nous créons chaque année une bière – que l’on appelle la Nomad – et un chocolat qui l’accompagne. Il s’agit toujours d’une série limitée, réalisée à chaque fois par un nouveau brasseur et avec une nouvelle recette», explique-t-il. Cantillon (Bruxelles), BFM (Saignelégier, Suisse) ou la Brasserie du Mont Salève (Neydens, France) ont déjà fait partie de l’équipe, par exemple.
L’année dernière, l’idée était de lorgner sur les Italian Grape Ale (IGA), qui viennent, comme leur nom l’indique, d’Italie. Dans ces bières, on retrouve nécessairement du raisin sous des formes différentes selon les produits désirés (fruits entiers, jus, moût ou moût cuit et réduit). Il était clair que cette IGA serait brassée en Italie, chez un brasseur réputé du Piémont (Sagrin, à Calamandrana, entre Asti et Gênes) mais il était aussi important que la bière soit marquée territorialement. «Nous avons choisi de la levure de la brasserie de Rulles (Habay), qui est celle de l’Orval au départ, et pour le moût, je suis allé chez le domaine Kox (à Remich), que je connaissais déjà.»
Prendre du moût, très bien, mais lequel? «Laurent a lancé l’idée pendant l’été et la bière devait être brassée avec les raisins des vendanges qui arrivaient, c’était très court, sourit Corinne Kox. Pour voir ce qui marchait le mieux, nous avons mélangé du vin avec de la Sagrin. Nous avons testé du riesling, de l’auxerrois, du rivaner et du pinot noir pour être tout de suite d’accord : le pinot noir était le plus intéressant!» Laurent Munster confirme : «Il y avait un joli goût de fruit et une très jolie couleur rosée.»
Nous sommes arrivés à Remich avec un camion réfrigéré à 2 °C pour faire la route jusqu’en Italie
La décision est donc prise, va pour le pinot noir. Mais il s’agit de l’étape la plus facile… À la veille de couper les raisins dont le moût partira en Italie, Corinne appelle Laurent pour le prévenir. Il doit se tenir prêt car le timing est extrêmement serré.
«Il fallait absolument maîtriser la fermentation du moût qui commence dès 5/6° et celle de la levure qui part à 17/18°, avance Laurent Munster. Nous sommes donc arrivés à Remich avec un camion réfrigéré à 2 °C pour faire la route jusqu’en Italie!» À l’intérieur du véhicule se trouvaient donc 30 litres de moûts préalablement nettoyés des restes de peaux, de pépins et de rafles, un litre de levures que Corinne a récupéré du pied de cuve qu’elle entretient année après année et la levure de la brasserie de Rulles. «La logistique était complexe, je le reconnais!», rigole Laurent Munster.
Arrivés en Italie, le brassage peut commencer. Le moût, qui avait doucement lancé sa fermentation en cuve à Remich, reçoit la levure de Rulles puis celle de la cave mosellane. «Avoir ces deux souches était très intéressant puisqu’elles dégradaient différents types de sucres, ce qui a permis de développer davantage d’arômes», indique Laurent.
Au final, cette bière légère (6,5 %) et peu amère goûte effectivement le vin, on retrouve particulièrement le pinot noir au nez. Elle peut se servir autant à l’apéro qu’à table, «sur une viande blanche, une volaille ou un fromage de chèvre à pâte dure». Et puis, évidemment, elle se déguste à merveille avec le chocolat créé par Jean le Chocolatier. Le carré est un trinitario d’Haïti éthique et bio, garni d’une compote de casquera (la cerise du chocolat) cuit dans un gin fraise/balsamique.
C’est bon, ça fait plaisir… mais c’est rare! Seules 1 000 bouteilles ont été produites et lorsqu’il n’y en aura plus, ce sera terminé. «C’est la philosophie de la Nomad et c’est parfois un crève-cœur, c’est sûr, quand elle particulièrement bonne, s’amuse Laurent Munster. Celle-là est vraiment chouette, on en est très contents. Et heureusement parce que, franchement, avec tout le travail et la logistique, ce n’est pas très rentable!»
L’expérience a également beaucoup plu à Corinne Kox. «J’adore ce type de projet coopératif, assure la vigneronne qui a déjà de l’expérience sur la question. Ces derniers temps, on a un peu perdu cet esprit européen et c’est dommage parce qu’il me plaît énormément.» Cela tombe bien, le domaine sera encore dans le jeu pour la Nomad 2022. Le secret est bien gardé, tout juste sait-on qu’il sera question de barrique…
Erwan Nonet
On trouve la Nomad 2021 chez Mi-Orge Mi-Houblon (43, zone artisanale de Weyler à Arlon) et Jean le Chocolatier (15, rue de l’Hôtel-de-ville à Habay-la-Neuve).
Carotte ou bananes flambées ?
Le magasin Mi-Orge Mi-Houblon existe depuis 16 ans à Arlon, dans la zone artisanale de Weyler. Laurent Munster, le patron, n’y vend que des bières artisanales et pas toutes belges (entre 30 et 40 % proviennent d’autres pays)! «C’est un secteur très dynamique, explique-t-il. Rien qu’en Belgique, nous avons aujourd’hui près de 600 brasseries alors qu’il n’y en avait qu’une petite vingtaine au début des années 2000.»
En France, les craft beers représentent 15 % de la production, ce qui est énorme. Aux États-Unis aussi, si le marché de la bière fléchit, celui des bières produites par des brasseries indépendantes ne cesse de croître. Cette multiplicité provoque une émulation qui tire la qualité vers le haut… l’originalité aussi! «J’ai des bières à la carotte ou une stout (NDLR : type Guinness) à la banane flambée imaginée par des brasseurs à la fin d’une soirée très arrosée, se marre-t-il franchement. Et c’est très bon, en plus!» La vitalité des bières artisanales intéresse même désormais la gastronomie. Laurent Munster travaille de plus en plus avec des chefs pour trouver des accords bière/vin qui peuvent se révéler magistraux.