Il existe autant de formes de féminisme qu’il y a de femmes. Ainhoa Achutegui, présidente du Planning familial, évoque ce long combat pour l’égalité des sexes contre les préjugés en cette journée internationale pour les Droits des femmes.
Les femmes ont prouvé depuis des siècles au travers de nombreux combats menés en faveur d’une société égalitaire qu’elles n’étaient pas plus bêtes que les hommes, mais seulement victimes de préjugés aux origines nombreuses. Les féministes modernes, au rang desquelles compte Ainhoa Achutegui, ont repris le flambeau et tentent de les déconstruire pour une société plus ouverte et plus respectueuse des femmes en tant qu’êtres humains.
Quel a été votre déclic féministe ?
Ainhoa Achutegui : Toute jeune déjà, à l’école, j’ai traité des sujets relatifs aux femmes. En seconde, à 16 ans, j’ai appris plein de choses lors d’un projet sur les femmes au XVIIIe siècle. En ce qui concerne la santé reproductive et sexuelle, j’ai été influencée par une tante très active dans ce domaine au Venezuela. Le vrai déclic est arrivé quand je faisais mes études de philosophie. J’ai fait beaucoup de séminaires en philosophie de la sexualité, ce qu’on appelle aujourd’hui gender studies. J’ai beaucoup lu. Cela m’a fait comprendre énormément de choses.
Les filles sont-elles généralement conscientes aussi jeunes du féminisme? Est-ce une question de milieu social ?
Cela dépend de son foyer d’origine. Les femmes de ma famille sont féministes et de par mes études, j’étais déjà dans le bain. Il est évident que la classe sociale joue un rôle. Tout le monde ne peut pas aller à l’université. C’est notre rôle à nous qui avons pu bénéficier d’une bonne éducation de nous engager. On n’est pas nécessairement féministe parce qu’on est une femme, mais en tant que féministe, on doit prêter notre voix aux femmes et veiller à ce qu’il y ait plus de conscientisation. Beaucoup de femmes sont accaparées par les soucis du quotidien et n’ont pas le temps d’intellectualiser ce qui leur arrive. Ce qui n’empêche pas qu’elles puissent être conscientisées sans le savoir. Le féminisme est toujours allé de pair avec les combats sociaux et sociétaux ou d’autres idéologies positives. Le féminisme est une politique engagée pour l’égalité entre les êtres humains.
On n’est pas féministe parce qu’on est une femme, mais en tant que féministe, on doit prêter notre voix aux femmes
Quand on évoque le féminisme, on parle de combat. Est-ce une connotation négative ?
Le féminisme n’a jamais été pacifique. Il a toujours été un mouvement radical. Malheureusement, il faut en passer par là pour être entendues. Il y a des femmes et des hommes dans ce combat qui croient qu’en tant qu’êtres humains, nous avons droit à la même dignité. C’est un combat parce que certains doivent lâcher des privilèges, construits au fil des siècles. C’est difficile et il y a beaucoup de travail. D’un point de vue historique, il faut mettre en avant les femmes oubliées ou gommées de l’histoire. Il faut aussi un changement en matière d’éducation pour donner aux filles la force de s’affirmer et permettre aux garçons de se rendre compte qu’il y avait des pirates femmes, qu’il y a de grandes scientifiques. Ada Lovelace a écrit le premier programme informatique. Sans elle, nous n’aurions pas d’ordinateurs. En anglais, on parle de « her »story et plus de « his »tory. C’est pour cette raison que le féminisme ne peut avancer que groupé et de manière radicale.
Je suis en faveur des quotas. Il faut une égalité dans les entreprises et plus de femmes dans les conseils d’administration pour pouvoir peser sur les décisions.
C’est le principe de la sororité. Comment cultiver la bienveillance et l’entraide dans une société où les femmes sont encore amenées à se comparer, voire se comporter en concurrentes ?
C’est pareil pour les hommes, sauf que les hommes vont se réconcilier et solidariser. C’est ce qui nous manque peut-être. Nous devons avoir plus de réseaux et des clubs. Nous devons pouvoir nous féliciter, même si nous sommes concurrentes. Je crois en la sororité et en l’importance du mentoring. Cela m’a beaucoup aidée quand j’étais plus jeune. Je veux pouvoir donner parce que maintenant je suis à un âge et à une position où je peux le faire. Nous ne sommes pas concurrentes, nous devons nous demander comment ferait un homme. Un homme de 50 ans aidera toujours un homme de 20 ans dans son développement de carrière.
Les mentalités sont-elles en train de changer ? Que constatez-vous au contact des jeunes qui consultent le Planning familial ?
Je croise des jeunes femmes conscientes de leur corps, de leur sexualité qui ne se laissent pas faire et ne se laissent rien imposer. Mais je croise aussi des exemples inverses qui veulent choisir des métiers qui leur permettront d’élever des enfants, qui questionnent le droit à l’IVG… Les jeunes sont le reflet de la société. Actuellement, on constate une binarité extrême des genres qu’on pensait « surmontée« ou « dépassée« de plus en plus depuis les années 1990, comme le fait de se présenter comme un objet sexuel. Il y a aussi des jeunes femmes incroyables, engagées, conscientes des discriminations intersectionelles que peuvent vivre les femmes et conscientes d‘autres enjeux comme la transidentité par exemple.
Il faut que la société change pour que la jeunesse évolue.
Et il faut une éducation au consentement. La jeunesse est confrontée à la pornographie mainstream où les femmes sont des objets. Il faut s’émanciper de ces images par le dialogue, une bonne éducation sexuelle et affective. L’accès facile à la pornographie a une influence sur la sexualité des jeunes, sur leurs pratiques. Si la sexualité repose sur des clichés de masculinité toxique, cela aura une influence négative sur les jeunes garçons et filles. Beaucoup de questions posées à nos éducatrices et éducateurs dans les écoles tournent autour de la pornographie. Rien n’est obligatoire dans la sexualité.
Il faudrait une éducation sexuelle tout au long de la scolarité et adaptée à l’âge des enfants. À 13 ans, la plupart des enfants ont déjà vu des images pornographiques. Cette éducation ne doit pas se faire dans le jugement, mais avec une certaine liberté de parole par des personnes extérieures à l’établissement scolaire. Le Planning familial a également développé des fiches à destination des parents pour leur donner les réponses adaptées à différentes questions des enfants pour les protéger et les préparer au mieux à une vie autonome et aux choix de la sexualité et de l’identité qui leur conviennent sans se sentir obligés de suivre l’exemple des parents. Aujourd’hui, on (re)connaît aussi mieux la dysphorie de genre, quand une personne ne se sent pas bien dans le sexe qui lui a été attribué à la naissance. Cela concerne peu de gens, mais c’est important tout de même.
En anglais, on parle de plus en plus de « her »story et plus de « his »tory.
Y a-t-il autant de féminismes que de femmes ?
Il y en a beaucoup. Je cite souvent le féminisme ukrainien et les Femen. Les féministes européennes ont beaucoup critiqué ce mouvement. Elles utilisaient leurs corps et leurs seins nus étaient dressés fièrement, symbole de la prise de pouvoir. Le symbole est violent, mais pas sexuel. Elles sont déterminées et leurs visages sont fermés. Aucun homme ne les trouvera séduisantes. Elles leur font peur. Grâce à leurs seins, elles sont arrivées à la une de tous les journaux partout dans le monde. Je connais peu de féministes qui sont arrivées au même résultat. Leur combat est violent et radical.
Le terme de « feminism washing » est apparu pour désigner les chefs d’entreprise ou des hommes politiques qui utilisent la cause féministe plus pour augmenter leur popularité que par conviction profonde. Qu’en pensez-vous ?
J’imagine que cela existe. Si le résultat est positif à la fin, tant mieux. Si un homme engage plus de femmes pour son image, qu’il le fasse. Personnellement, cela ne me dérange pas que dans son for intérieur un homme soit misogyne, tant que dans ses actes, il ne l’est pas. Je suis pour une législation égalitaire, pour les quotas. Dans certains domaines, ce qui compte, ce sont les réseaux et être un homme. Il faut choisir les personnes par leurs compétences pas pour leur sexe.
Certains clichés sur les femmes qui circulent dans la société empêchent-ils de voir les compétences ?
Nous ne pouvons pas être de mauvaise humeur ou revendiquer des choses, nous devons rester douces. Si nous voulons faire carrière, nous sommes opportunistes… On ne pense pas ce genre de choses des hommes et s’ils sont de mauvaise humeur, nous ne pouvons pas leur demander s’ils ont leurs règles. C’est tellement sexiste et réducteur à notre condition d’être reproductrices. Il faut en sortir. Avoir des règles n’a jamais freiné les femmes. La thématique de la menstruation est une thématique féministe importante. Il faut aussi arrêter de penser qu’après la ménopause, on n’est plus une femme ou que la sexualité s’arrête. Beaucoup de femmes connaissent justement un regain à ce moment-là parce qu’elles ne risquent plus de tomber enceintes. La sexualité évolue au fil de la vie. Les préférences sexuelles aussi. C’est beaucoup plus complexe que le système binaire et figé qu’on nous présente.
Les remarques déplacées des « mecs », des vrais, sur les femmes et les personnes qui choisissent une sexualité non binaire se rejoignent ?
Totalement! C’est pourquoi le combat des femmes a souvent avancé de pair avec le combat homosexuel. Il est aussi un combat politique. Selon les études, les homosexuel·le·s représentent 8-10 % de la population. Ce n’est pas négligeable. Et on parle de personnes qui vivent leur homosexualité et la reconnaissent. Nous avons la chance de vivre dans un pays comme le Luxembourg avec un Premier ministre qui vit ouvertement son homosexualité et est marié à une homme. Ceci est une chance et d’une grande symbolique mondiale.
Le législateur doit parfois imposer ses décisions par rapport aux traditions. Cela a été le cas avec la loi sur l’IVG. Elle est un droit au choix. Un choix que chaque femme fait en son âme et conscience. C’est sa décision. Il y a beaucoup de raisons pour les grossesses non désirées. La plupart du temps, ici en Europe, c’est une question de mauvaise contraception ou d’accident de contraception. Les gynécologues du Planning familial sont spécialisées en matière de contraception et trouvent la contraception adaptée aux modes de vie des femmes. Au Luxembourg, nous nous trouvons dans la moyenne européenne en matière d’IVG et elles ont lieu à des stades de plus en plus précoces de la grossesse, dans la semaine 5. C’est beaucoup moins difficile par voie médicamenteuse. L’IVG est devenue un droit, ce qui a fait tomber certains tabous et hontes.
Comment peut-on être féministe au quotidien ?
Il faut repérer le sexisme au quotidien et le nommer. C’est prendre la parole pendant les réunions et ne pas se laisser couper la parole. Un peu comme Kamala Harris qui a dit « Monsieur le vice-président, je parle! » à Mike Pence qui l’a empêchée de parler à plusieurs reprises lors d’un débat électoral. Je pense que cette phrase va imprégner beaucoup de jeunes femmes. Le féminisme au quotidien, c’est aussi ne pas rigoler quand quelqu’un raconte une blague sexiste et expliquer pourquoi elle est sexiste. Idem pour les blagues racistes. Il ne faut pas attendre le sexisme galant, qu’on nous ouvre la porte, par exemple. C’est aussi l’éducation féministes des garçons. Il faut rompre cette pensée que les femmes sont à leur service et que ce n’est pas à eux d’accomplir des tâches ménagères. Il y a beaucoup à faire, parce qu’il y a beaucoup de sexisme au quotidien et de stéréotypes ou de préjugés ancrés en nous. Nous-mêmes en tant que femmes nous devons en sortir. L’histoire du féminisme est tellement intéressante et ce qu’on en retire est que nous devons former une société inclusive tous et toutes ensemble. Le phénomène #MeToo a permis de faire réaliser aux hommes ce que les femmes endurent. Ils ont pris conscience de ce que vivent les femmes au quotidien parce qu’elles ont arrêté de se taire.
Entretien avec Sophie Kieffer