Les salles du Luxembourg ont rouvert le 13 janvier, mais la reprise peut s’avérer aussi forcée que leur arrêt. Entre optimisme et une réalité toujours difficile à cerner, Raymond Massard, du réseau Caramba, et Christophe Eyssartier, du groupe Kinepolis, commencent à faire leur bilan.
Alors que la troisième semaine d’exploitation de l’année cinématographique 2021 a été entamée mercredi au Luxembourg, la France, la Belgique et l’Allemagne restent confinées, et leurs salles de cinéma avec elles. Le Grand-Duché, lui, a choisi la voie de la réouverture, même si celle-ci s’avère plus compliquée que prévu. «Dans nos deux salles, les résultats des premiers jours étaient très décevants», déplore Raymond Massard, du réseau Caramba, qui exploite le Kursaal, à Rumelange, et le Waasserhaus, à Mondorf-les-Bains. «Il y a encore deux semaines, voire même la semaine dernière, j’aurais dit que j’aurais préféré rester fermé», poursuit-il, la reprise ayant pour lui des airs de «cadeau empoisonné». Mais le retour progressif des spectateurs et leur joie de pouvoir voir de nouveaux films lui mettent du baume au cœur. «Ça apporte une vraie satisfaction même si, du point de vue de la rentabilité, on est toujours perdant.»
Autre son de cloche chez Kinepolis, le directeur pour le Luxembourg, Christophe Eyssartier, se disant «plutôt satisfait de la fréquentation». «L’annonce (du gouvernement) avait été faite le vendredi pour une réouverture le mercredi suivant; cela nous a laissé peu de temps pour communiquer sur les sorties mais les fans de cinéma étaient au rendez-vous», ajoute-t-il. Avec notamment une razzia sur les préventes pour le film d’action indien Master, qui se comptait à 1 000 tickets vendus avant la sortie, obligeant l’équipe de programmation à ajouter de nouvelles séances. Cependant, avec une capacité d’accueil limitée par les mesures sanitaires, la fréquentation des salles luxembourgeoises du groupe Kinepolis reste comprise «entre 20 % et 25 % de leur affluence normale». La faute, pour Christophe Eyssartier, à trois facteurs : les restrictions sanitaires, une certaine réticence pour une partie du public à se rendre au cinéma dans la situation actuelle et, bien sûr, une programmation pas forcément satisfaisante.
«Étant donné que les blockbusters font partie de l’ADN de Kinepolis, en particulier à Kirchberg, et qu’ils ont été décalés à plusieurs reprises, cela donne plus d’opportunités à des productions non américaines», souligne le directeur de Kinepolis Luxembourg. Résultat : le plus grand complexe cinématographique du pays (dix salles) joue la carte des propositions alternatives. Ainsi, Master, tout comme le dernier film de Robert Zemeckis, The Witches, la comédie The Comeback Trail ou encore le film d’animation The Big Trip sont loin d’avoir les qualités des «films de festivals» mais ont su cibler un public qui répond présent.
La concurrence de la VOD
Si Christophe Eyssartier se dit «satisfait du travail fait par les équipes de programmation» de Kinepolis, Raymond Massard ne voit pas les choses de la même façon. Son réseau, habituellement, sort de plus petits films ou propose les grosses machines américaines avec une ou plusieurs semaines de décalage. «Avant, comme exploitant, on suivait le mouvement, mais là on se retrouve comme on a commencé il y a une vingtaine d’années, à chercher dans les niches les films que personne ne passait. C’est un challenge qui s’impose à nouveau aujourd’hui.» Lui aussi propose des films qui avaient déjà connu un certain succès avant la deuxième fermeture (Adieu les cons d’Albert Dupontel, par exemple), mais voit également que la fermeture des cinémas dans les pays limitrophes et ailleurs en Europe risque de faire durer le problème : «On avait toute une série de films en exploitation qui se sont arrêtés net dans les salles. Si on doit faire la même chose cette année, ça va être compliqué car il n’y a plus de films d’actualité.» «C’est important de savoir programmer, poursuit-il, mais là, on est en train d’épuiser nos ressources. Le filon s’amincit, c’est clair. Il y a encore quelques films français qu’on peut avoir dans les semaines qui viennent, mais on attend que les pays autour de nous ouvrent aussi, en particulier la France et l’Allemagne, au moins pour avoir des films européens.»
Le fait que les grosses productions américaines soient décalées dans le temps montre aussi l’importance qu’attribuent les distributeurs à la salle de cinéma pour la sortie de leurs films
Parmi les films à l’affiche en ce moment et depuis la réouverture, on croise des titres qui ont fait parler d’eux : Mank (sorti avant le deuxième confinement et toujours à l’affiche), The Midnight Sky ou encore Hillbilly Elegy… Trois films estampillés Netflix, que l’étrange chronologie de la pandémie et du confinement de la culture aura permis aux spectateurs de découvrir plutôt chez eux que dans les salles. Pour Raymond Massard, la sortie simultanée de films dans les salles et sur les plateformes de VOD et SVOD, «c’est quelque chose qui aurait été de toute façon inévitable, mais sans la crise, cela aurait mis encore quelques années à se faire… Là, on est devant le fait accompli.» Prenant comme exemple les États-Unis, Christophe Eyssartier note surtout, lui, que «le fait que les grosses productions américaines soient décalées dans le temps montre aussi l’importance qu’attribuent les distributeurs à la salle de cinéma pour la sortie de leurs films». Comprendre, en filigrane, que malgré les mouvements bien placés de Netflix, qui a annoncé il y a quelques semaines, dans une bande-annonce explosive, la sortie de 71 films sur sa plateforme – dont la comédie Don’t Look Up avec Leonardo DiCaprio et Jennifer Lawrence – et de HBO Max, qui sortira tous les films Warner, dont le très attendu Dune, en vidéo à la demande en même temps que dans les salles, les géants du streaming, tous très secrets sur leurs chiffres, n’ont pas pignon sur rue, même en temps de pandémie.
Christophe Eyssartier, d’ailleurs, est plutôt optimiste sur l’avenir : «On sera toujours en mesure de proposer une programmation. Au fur et à mesure que le déconfinement prendra place, la proposition (de films) va s’étoffer.» «La programmation reste limitée mais je ne vois pas cela durer encore des mois, bien que je n’aie pas de boule de cristal pour le prévoir», rit-il. Le problème de la réouverture totale est un problème plus flou pour Raymond Massard, qui assure que «le cinéma devra de nouveau, pour la énième fois, se réinventer en fonction de la nouvelle donne», admettant au passage qu’il n’a encore aucune idée de la forme que cela pourrait prendre. «À l’heure actuelle, on peut imaginer 100 000 scénarios. C’est comme dans un jeu d’échecs : on ne peut pas anticiper l’issue de la partie après les trois premiers mouvements. Il y a tellement de choses qui vont changer, qui ont déjà changé, que l’on va se retrouver dans un contexte complètement différent d’avant la crise, et c’est toute l’industrie qui va devoir se réorienter.»
Vers un troisième confinement?
L’exploitant des cinémas de Mondorf et Rumelange avait déjà tenté une autre approche cet été avec le drive-in, d’abord à Mamer puis à Pétange. Un évènement qui lui «a permis de constituer une réserve sans laquelle on n’aurait pas pu tenir», et qui a été mise à profit dans des travaux de rénovation dans les deux cinémas, que l’annonce de la réouverture a par ailleurs «un peu surpris», avoue-t-il en riant. Mais, plus de deux semaines après la reprise, la France s’apprête à reconfiner (et, donc, à prolonger la fermeture des salles) et les mesures ne semblent pas s’adoucir autour du Luxembourg. Que se passerait-il pour les cinémas s’ils devaient fermer à nouveau?
Kinepolis est implanté dans plusieurs pays, dont l’Espagne, qui était, au plus fort de la crise, le seul pays – avec, selon la période, le Luxembourg – où l’on pouvait voir des films en salle. «Au moment où tous les cinémas de notre groupe étaient fermés, cela nous a été très défavorable», admet son directeur. «D’un autre côté, notre approche financière est plutôt « conservatrice », donc nous avons des réserves pour surmonter cette crise temporaire», ajoute Christophe Eyssartier, alors que le groupe belge a contracté, juste avant la reprise du 13 janvier, un crédit de 80 millions d’euros en prévision d’un scénario catastrophe qui verrait ses 111 salles en Europe et aux États-Unis fermer «plus de dix mois», selon un communiqué. Alors, plutôt que de fermer, Christophe Eyssartier, d’un optimisme naturel, mise sur la vaccination, qui permettrait d’aller «vers un déconfinement graduel avec une maîtrise plus forte de la pandémie». Pour le moment, il remarque surtout que «les autorités (luxembourgeoises) ont reconnu le secteur culturel, au même titre que l’Horeca, comme un secteur vulnérable, et on peut saluer le soutien qu’elles nous apportent».
Dans la même hypothèse d’un troisième confinement, la situation est moins sûre pour Raymond Massard : «Quand la crise a commencé, on pouvait tenir six, sept mois sur nos réserves. Si j’avais su son ampleur dès le départ, j’aurais été beaucoup moins confiant. Cela dit, on a quand même réussi à tenir, on tient toujours, mais on ne pourra pas encore tenir une année entière.» Et de réaliser, avec une pointe de déception dans la voix, qu’il n’est «pas à l’abri de devoir fermer encore une fois». «Si ça doit arriver, on ne rouvrira plus jusqu’à ce qu’on soit vraiment sûrs de pouvoir reprendre correctement notre activité. On ne peut pas jouer éternellement au yo-yo.»
Valentin Maniglia