Après Pierre-Henry Gomont, c’est au tour de Nicolas Barral de s’inspirer du livre d’Antonio Tabucchi (Pereira prétend) pour raconter le salazarisme. Et réfléchir sur le sens de l’engagement et de l’héroïsme à travers cette question, essentielle : qu’est-ce que résister ?
Comme les silhouettes menaçantes qui, sur la couverture, accompagnent la démarche tranquille du héros ordinaire, Sur un air de fado avance lui aussi en compagnie d’ombres, bien plus bienveillantes celles-ci. En l’occurrence, deux livres d’importance : d’abord Pereira prétend d’Antonio Tabucchi (1994), œuvre emblématique de la résistance au totalitarisme et à la censure. Ensuite la version BD, du même nom, signée Pierre-Henry Gomont, véritable carton en 2016 et honorant, à juste titre, le coup d’essai d’un auteur au talent qui compte.
Aujourd’hui, c’est au tour de Nicolas Barral de s’inspirer de cette histoire qui plonge au cœur du régime de Salazar et questionne le militantisme. Par ce geste, il s’affirme à la fois comme un auteur complet (c’est une première, en dehors de ses versions de Nestor Burma) et plus grave, alors qu’on le connaissait jusqu’alors dans un registre plus léger (Les Aventures de Philip et Francis, Baker Street, Mon pépé est un fantôme…). Une orientation, précisons-le, permise par sa femme d’origine portugaise, qui l’a incité à lire des auteurs de chez elle, comme Saramago et Lobo Antunes, afin de lui faire découvrir les charmes de son pays.
Je me suis demandé quelle serait mon attitude si mon pays connaissait la dictature
Mais aux doux parfums de Lisbonne, parallèlement il convoque de vieux démons du passé, ceux qui se cachent à l’ombre du soleil et peinent toujours à faire surface. Dès 2005, il prend ses premières notes, inspiré qu’il est par le personnage de Tabucchi, Pereira, petit-bourgeois indifférent au sort des malmenés de l’autocratie portugaise (1933-1974). Une ambiance amère qui lui rappelle qu’en France, trois décennies plus tard, l’extrême droite aux accents populaires monte au front. «Je me suis demandé quelle serait mon attitude si mon pays connaissait la dictature», explique-t-il dans le dossier de presse, et par prolongement, «pourquoi entre-t-on en résistance ?». «Ceux qui ne se rebellent pas sont-ils forcément méprisables ?», se demande-t-il encore.
À la différence de Pierre-Henry Gomont, fidèle au roman, Nicolas Barral préfère s’en émanciper : au journaliste solitaire et tourmenté, il choisit une autre figure d’antihéros, celle de Fernando Pais, médecin à la gueule d’acteur américain qui a tourné le dos à la politique pour mieux apprécier la frivolité de l’existence. Mieux, il place son histoire trente ans après, en 1968, avec un Salazar à l’image de son régime : vieillissant, au bord de la chute (NDLR : en été de la même année, il sera victime d’un AVC qui le contraindra à renoncer au pouvoir). Dans cette dictature fatiguée, conservatrice, catholique et nationaliste, même les bourreaux semblent avoir perdu de leur enthousiasme.
À lui seul, son personnage, par son histoire et son caractère, symbolise bien toute la complexité de la situation. Jeune, il a participé à la «Mocidade», camp d’embrigadement où l’on formait la jeunesse de l’Estado Novo. Étudiant, la rencontre avec sa future femme, Marisa, l’amène à fréquenter un groupe d’activistes. Dix ans plus tard, alors qu’il compte parmi ses patients des membres de la PIDE (police politique), le médecin retrouve ses élans farouches à travers le jeune João, une graine de révolutionnaire, et Ana, sa sœur, qui lui rappelle son ancienne passion. Sans oublier ce frère aîné, Antonio, fonctionnaire et policier haut gradé, ou encore cet ami d’enfance, Horacio, intellectuel et écrivain…
Sur un air de fado, à l’instar de cette musique à la fois belle et mélancolique, raconte les amours perdues et les rêves d’un meilleur lendemain. Nicolas Barral joue ici à l’équilibriste, convoquant le passé dans des teintes sépia pour mieux questionner le présent. Toujours sur ce fil ténu en clair-obscur, il dépeint la ville de Lisbonne avec style (le quartier de l’Alfama, les «azulejos», les paysages ensoleillés en bordure du Tage, le fameux tramway 28), mais n’oublie pas non plus les zones d’ombre : la répression, les tortures, le climat de méfiance, l’exil, le passé colonial (Angola, Mozambique…). Dans ces allers-retours, l’auteur, subtil, souligne la notion d’hérédité, le poids de la tradition et le long chemin sinueux qui mène à l’héroïsme. Sans bravade ni coup d’éclat. Mais avec un généreux bouquet d’œillets.
Grégory Cimatti
L’histoire
Lisbonne, été 1968. Depuis 40 ans, le Portugal vit sous la dictature de Salazar. Mais, pour celui qui décide de fermer les yeux, la douceur de vivre est possible sur les bords du Tage. C’est le choix de Fernando Pais, médecin à la clientèle aisée. Tournant la page d’une jeunesse militante tourmentée, le quadragénaire a décidé de mettre de la légèreté dans sa vie et de la frivolité dans ses amours. Un jour où il rend visite à un patient au siège de la police politique, Fernando prend la défense d’un gamin venu narguer l’agent en faction. Mais entre le flic et le médecin, le gosse ne fait pas la différence. Et si le révolutionnaire en culottes courtes avait vu juste? Si la légèreté de Fernando était coupable? Le médecin ne le sait pas encore, mais cette rencontre fera basculer sa vie…