Le Quotidien sélectionne cette semaine l’album Drunk Tank Pink de Shame.
On les avait laissés essorés, chancelants, pire qu’après une nuit passée au pub du coin, le Queen’s Head à Brixton, bourgade du sud de Londres où l’on célèbre, la pinte à la main, les nuits sans étoiles et les rêves sans fin. Cinq garçons à peine sortis de l’adolescence, passés à la moulinette d’une tournée menée à une cadence infernale, de concerts bruyants, d’une fête non-stop.
C’est qu’il fallait défendre un premier album sorti il y a trois ans, Songs of Praise, célébré par la critique qui a vu dans Shame une énième réincarnation du rock anglais. Un disque qui porte dans ses gênes mêmes l’ardeur et l’insolence de la jeunesse, aux sonorités âpres et mordantes. Quelque 400 dates plus tard, le physique au plus bas et le moral dans les chaussettes, restait la confidence alarmante du chanteur Charlie Steen : «On traverse tous une crise profonde. Putain, personne ne sait ce qui se passe!».
Peu avant le confinement mondialisé, Shame s’est donc mis au vert. Ou plutôt au rose, comme le raconte le titre de cette nouvelle (et attendue) production : «Drunk Tank Pink», soit l’idée lancée à la fin des années 70 que cette couleur, posée sur les murs des prisons, des cellules de dégrisement et des chambres psychiatriques, calmerait les mœurs des détenus. Une teinte «bubblegum» qui n’a pas eu l’effet escompté chez le quintette, toujours puncheur. Mais l’isolement et l’austérité, oui.
Si Drunk Tank Pink renferme toujours cette anxiété mêlée d’humour et de cynisme, Shame les expulse différemment. Imaginé dans une chambre à coucher, puis enregistré à Paris (au studio La Frette), sous la houlette du producteur James Ford (Arctic Monkeys, Foals), l’album oublie la fraîcheur, la spontanéité et l’improvisation des débuts. Il est plus dense, mieux pensé, plus complexe. En somme, plus grand, plus fort! Si, dans le fond, il s’intéresse au fossé qui sépare la jeunesse et l’âge adulte, dans la forme, il s’étire sans vergogne, cherchant de nouveaux modes d’expression. D’ailleurs, seule la chanson Great Dog garde cette urgence et cette hargne du premier essai.
Les dix autres titres, eux, témoignent de cette splendide métamorphose. Shame et ses membres, à peine vingt ans, dévoilent leurs ambitions avec une musique à l’intensité plus maîtrisée, plus domestiquée. Saluons d’abord la prouesse, celle d’avoir constitué un album aussi dense et honnête à distance. Applaudissons ensuite ce refus de la stagnation et ce pied de nez à la scène post-punk à travers des emprunts qui visent large : Talking Heads, Bowie (période berlinoise), Talk Talk, ESG…
Au rayon des comparaisons, toujours, difficile de passer à côté de son alter ego irlandais, Fontaines D.C., qui lui aussi, l’année dernière, a déboulonné la statue que l’on érigeait pour lui avec un second disque étonnant (A Hero’s Death). Shame prouve lui aussi, avec ce superbe Drunk Tank Pink – que plusieurs écoutes n’arrivent pas à éprouver – que le talent n’attend pas le nombre des années. Mieux, que l’on peut rester teigneux, bruyants et criards sans tomber dans la facilité. Non, comme dirait l’autre, le punk n’est pas mort. Il se transforme, tout simplement.
Grégory Cimatti
Shame, Drunk Tank Pink, sorti le 15 janvier. Label : Dead Oceans.