Ce dimanche, cela fera cinq ans que David Bowie est mort, à l’âge de 69 ans. L’un de ses fans n’est autre que Laurent Rieppi, voix d’importance sur la radio belge Classic 21, mais aussi auteur et conférencier branché rock. Il se confie sur le personnage et l’artiste à la singularité exemplaire, qui l’a marqué en profondeur.
Vous souvenez-vous de ce 10 janvier 2016 ?
Laurent Rieppi : Comment ne pas s’en souvenir… Ce qui m’a d’abord marqué, en novembre 2015, c’était le clip de la chanson Blackstar où l’on voyait un cosmonaute cachant un squelette derrière sa visière. On sait que dans l’histoire de Bowie, cette image du cosmonaute, récurrente, représente le personnage de Major Tom, sorte d’avatar qui, pour le coup, était mort. De nombreux fans y ont vu un signe néfaste, surtout que Bowie y apparaissait aussi vieilli, fatigué, le visage émacié…
Puis arrive l’album du même nom, deux jours avant son décès…
Oui, et quel disque ! Surprenant, singulier, sublime! Jusqu’à la fin, il aura su nous étonner… Puis deux jours après, je me rappelle avoir reçu un SMS de mon collègue de Classic 21, Éric Laforge (NDLR : décédé en février 2020), m’annonçant sa mort. D’abord, j’ai cru à une blague, avant d’ouvrir mon ordinateur et de voir que tout le monde en parlait. On a alors improvisé une émission de 3 heures, lui en studio, et moi depuis la maison, puisque j’étais malade… C’était extrêmement touchant, car on recevait en même temps de nombreux témoignages d’auditeurs. Certains me demandaient même comment j’allais. Tout le monde était dans l’émotion !
Il mettait l’art majeur à la portée du public
Comment êtes-vous devenu fan de Bowie ?
À l’âge de 6-7 ans, j’ai découvert le groupe Queen qui, par rebond, m’a ramené aux années 70. Sans oublier que Bowie, avec Freddie Mercury, est à l’origine de la chanson Under Pressure. Bref, de fil en aiguille, j’ai commencé à écouter tous ses disques, que j’empruntais dans les médiathèques pour les copier ensuite sur cassette. Et Bowie, à son tour, m’a ouvert à bien d’autres musiciens… D’ailleurs, son collaborateur Brian Eno disait de lui qu’il mettait l’art majeur à la portée du public, le rendait accessible à monsieur et madame Tout-le-monde. Il suscitait beaucoup de curiosité et chez moi, il a été un véritable déclencheur.
Que représente-t-il pour vous ?
Personnellement, il a été un mentor, un guide qui m’a permis de m’ouvrir au monde. Et à mes yeux, il incarne certaines valeurs essentielles au rock, et notamment cette nécessité de faire bouger les choses, d’innover, de casser les codes. Bowie ne s’est jamais reposé sur ses lauriers : il s’est constamment réinventé, cherchait de nouvelles orientations, a changé de visages, de styles, de musiciens… Bref, il était en constante évolution.
Vous n’avez jamais pu le rencontrer. Avec du recul, est-ce un crève-cœur ?
D’un point de vue égoïste, oui, j’aurais aimé discuter avec lui. Mais pas de chance, j’ai commencé ma carrière de journaliste en 2003 quand lui arrêtait la sienne pour des raisons de santé. Et après, il n’a plus donné aucune interview. D’un point de vue professionnel, c’est différent. Un mec comme lui, ou comme Paul McCartney par exemple, a tellement parlé à la presse, sur plusieurs décennies, qu’il est très difficile de trouver des questions pertinentes. Ou alors, elles s’attacheraient à des détails qui n’intéresseraient pas forcément le public. À quoi bon alors? Dans ce sens, et à travers cette approche historique du rock qui m’anime, je préfère m’entretenir avec les collaborateurs, l’entourage, les gens de l’ombre, des studios, qui ont souvent une vision claire et enthousiaste sur les moments passés à ses côtés. L’artiste, lui, est souvent bloqué sur ce qu’il vient de produire. Sans oublier que la drogue et la défonce, pour certains d’entre eux, ont transformé leur cerveau en passoire…
En 2013, vous sortez le livre Allô Bowie ? C’est David!, réédité dans une version augmentée en 2017 (sous le nom de David Bowie de A à Z). Était-ce important, pour vous, de laisser une trace de cette passion ?
Clairement ! Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si mon premier livre s’intéresse à David Bowie (NDRL : deux autres suivront, sur Queen et Lou Reed). Et 2013 a été une année excitante avec ce retour que l’on n’attendait pas et cet album, The Next Day. C’était ma réaction à cette surprise, une sorte de réveil après dix années de sommeil… Ça a rallumé les passions et il fallait que je réagisse à cela. Saluer ce come-back et célébrer sa carrière à travers une formule qui se distingue des habituelles biographies. Je voulais en effet rendre son œuvre accessible au grand public, et quoi de mieux qu’un abécédaire pour y parvenir. Au lieu d’une brique de 800 pages, là, le lecteur peut aller piocher à sa guise. Il veut en savoir plus sur la chanson Life on Mars?, et directement, il a une réponse! C’est comme un livre de chevet, moins exigeant, plus libre et moderne, comme une recherche que l’on ferait sur le net.
Comment voyez-vous son influence, si, bien sûr, il est possible de la contenir ?
Oui, c’est une carrière complexe ! Et son influence, par ruissellement, est forcément importante. Pour l’illustrer, j’aime prendre comme exemple marquant son concert donné en 1997 au Madison Square Garden pour ses 50 ans, avec de très nombreux invités : Frank Black (Pixies), Robert Smith (The Cure), Billy Corgan (The Smashing Pumpkins), les groupes Sonic Youth et Foo Fighters, sans oublier Lou Reed. Tous ont été inspirés par l’homme et sa musique, mais l’inverse est tout aussi juste. Bowie a toujours été à l’écoute des autres, des nouveaux sons qui sortaient, décennie après décennie. Rappelez-vous le soutien qu’il a apporté, alors qu’il était malade, à Placebo ou à Arcade Fire. Ce sens de l’échange est une qualité rare chez les stars, souvent autocentrées, bloquées sur leur propre œuvre. Le seul, à mes yeux, qui partage et défend encore cette influence réciproque, c’est Iggy Pop.
Malgré toute cette richesse, pouvez-vous citer un album marquant de Bowie ?
Ma réponse d’aujourd’hui risque d’être différente demain… Chaque jour, ça change ! (il rigole). Un album qui m’a marqué en profondeur, fasciné par sa thématique, c’est Diamond Dogs (1974). Certains me taxeront d’être chauvin, car la pochette a été dessinée par le Belge Guy Peellaert, mais ce n’est pas ça! Ce disque a été inspiré par une de ses lectures, nombreuses, le célèbre 1984 de George Orwell. Il faut savoir que Bowie était un lecteur compulsif, il ne savait pas s’arrêter. D’ailleurs, il avait toujours un livre sur lui en studio, et pouvait s’y plonger en plein enregistrement… Bref, sur ce disque, il y a notamment cette suite de morceaux, géniale – Sweet Thing, Sweet Thing (Reprise) – et des cuivres qui préfigurent l’aspect soul de sa prochaine réalisation (Young Americans, 1975). Mieux, malgré le fait qu’il ne soit pas un grand musicien, Bowie a voulu tout enregistrer lui-même. Bon c’est vrai, son producteur, Tony Visconti, est venu à la fin mettre de l’ordre dans tout ça, mais au final, ça marche quand même! L’ambiance y est alors futuriste et fantomatique, mais symbolise bien l’envie de Bowie qui, au départ, voulait en faire une comédie musicale (NDLR : l’idée a été refusée par la famille d’Orwell). Il réalisera son rêve bien des années plus tard avec Lazarus.
Il a toujours été du côté des gens qui souffraient
Allez, tant qu’on y est, avez-vous une chanson préférée ?
(Il réfléchit) Je suis fasciné par un morceau, All the Madmen (1970), sorti alors que Bowie n’était pas encore connu. Il parle de son demi-frère Terry, son mentor, son modèle qui lui a ouvert les portes du jazz et celles des poètes de la Beat Generation. Parallèlement, il a observé le déclin de celui-ci, atteint de schizophrénie et de troubles maniaco-dépressifs (NDLR : il finira par se suicider en 1985). C’est une blessure profonde pour Bowie, qui le voit sombrer rapidement dans la folie, et en même temps, dans cette chanson, il affiche une compassion et une compréhension pour le monde de l’hôpital psychiatrique. Dans le texte, il dit : « Je préfère rester ici avec tous ces gens parce que finalement, ils sont sûrement moins fous que tous les autres à l’extérieur ». C’est vrai, Bowie s’est toujours senti dans la peau d’un extraterrestre, en dehors de la société, mal compris. Dans ce sens, il a toujours été du côté des gens qui souffraient.
Vous êtes aussi conférencier. Quand vous parlez de Bowie, quelles sont les réactions des gens ?
Quand on est face à des fans, il y a toujours beaucoup d’émotion. Quand je parle de Blackstar, son album d’adieu, certains me disent qu’ils n’arrivent plus à l’écouter car ça les rend trop tristes. Parfois, c’est tout le premier rang qui pleure… De quoi, sur scène, se sentir mal à l’aise (il rigole). L’autre originalité, c’est que Bowie fédère un public hétéroclite, un vrai métissage, ce qui n’est pas le cas pour une conférence sur Pink Floyd ou Deep Purple. Ça correspond bien à son œuvre, ses multiples facettes, sa capacité à toucher des gens très différents.
« Bowie : Five Years » sur Classic 21, commémore jusqu’à la fin de la semaine prochaine les cinq ans de sa disparition. Bowie ne vous quitte jamais véritablement…
C’est clair! C’est un bonheur d’avoir mis ça sur pied avec toute l’équipe de Classic 21, et un plaisir de raconter son histoire. Car même si on la connaît par cœur, on peut toujours l’aborder de manière différente, tellement elle est riche. Oui, je ne me lasserai jamais de Bowie…
Entretien avec Grégory Cimatti
À lire David Bowie de A à Z, de Laurent Rieppi (2017). À écouter
«Bowie : Five Years», jusqu’au 15 janvier sur Classic 21.