Cette semaine, « la critique ciné » porte sur Uncle Frank d’Alan Ball, avec Paul Bettany, Sophia Lillis, Peter Macdissi, Steve Zahn, Judy Greer… Comédie dramatique (durée 1 h 34).
«Est-ce que tu veux vivre ta vie comme tu l’entends ou préfères-tu te conformer à ce que l’on attend de toi ?» La question, inspirante, est posée par l’oncle Frank (Paul Bettany) à sa nièce, Betty (Sophia Lillis), dans les premières minutes du film. Lui a passé la quarantaine, elle est encore adolescente; tous les deux sont les outsiders de la famille Bledsoe, un clan comme il en existe des milliers en Caroline du Sud, très religieux, volontiers misogyne et occasionnellement raciste. Dans l’Amérique profonde de 1969, on regarde d’un mauvais œil le «Summer of Love», et New York et San Francisco, où l’on prend publiquement la parole en faveur des femmes, des Noirs et des homosexuels, semblent être sur une autre planète.
Mais Betty et Frank, eux, sont différents : elle, excellente élève et passionnée de littérature, ne rêve pas, comme ses cousines, de tomber enceinte et de devenir jeune mère au foyer, mais d’intégrer une université prestigieuse; lui vit à New York, où il enseigne à l’université et son homosexualité reste un secret (de Polichinelle). Leur première scène ensemble est filmée comme une rencontre amoureuse, sourires en coin et légers ralentis à l’appui. Le film adopte dès le départ le point de vue de Betty, qui devient Beth, en formulant dans ses procédés esthétiques l’adoration qui se forme envers cet adulte qu’elle prend pour modèle, lui qui vit dans la grande ville, affranchi de toute norme familiale, religieuse ou sociale.
Quatre ans plus tard, Beth intègre l’université de New York, où enseigne son oncle. En se rapprochant de lui, elle découvre qu’il partage depuis dix ans la vie de Wally (Peter Macdissi), Américain d’origine saoudienne. Mais quand le patriarche de la famille Bledsoe meurt soudainement, l’oncle Frank et sa nièce doivent retourner à Creekville, Caroline du Sud, pour l’enterrement. Le réalisateur et scénariste Alan Ball (oscarisé pour le scénario d’American Beauty et créateur de la série Six Feet Under) s’inspire, pour son deuxième long métrage, d’une histoire qu’aurait vécue son père (Frank de son prénom). Dans l’œil de celui qui s’est fait l’un des grands avocats de la cause LGBT, on était en droit d’attendre un grand drame aux allures de «soap» de qualité.
Dans l’excellente première demi-heure d’Uncle Frank, les discours inspirants se mêlent, pour la protagoniste, à la découverte du style de vie débridé de son oncle, où l’abus d’alcool et de cannabis est de mise lors de grandes fêtes dans son appartement de Greenwich Village. Des moments de comédie s’immiscent çà et là, comme lorsque Frank invite les parents de Beth à un dîner où ils rencontrent sa «femme» (en réalité une lesbienne qui joue le rôle de l’hétéro pour entretenir le secret, et dont on découvre ensuite qu’elle joue le même rôle avec son compagnon pour les parents de celui-ci).
On pense forcément à Six Feet Under
Mais avec son deuxième acte en forme de «road movie», Uncle Frank s’encombre d’une histoire qui, pour continuer à cacher la vérité, multiplie les secrets à tiroirs et, par conséquent, les rebondissements, amputant le postulat de départ d’une bonne partie de sa dimension intimiste. Plus généralement, et alors qu’elle était l’écrin parfait pour poursuivre et étendre les belles dynamiques entre ses trois personnages (Wally s’invite à la réunion familiale), cette deuxième partie sur la route va trop vite en besogne : elle manque de souffle et change son fusil d’épaule en n’allant jamais au bout de ses propositions intéressantes (on coupe court à la partie du trajet que Beth fait dans la voiture de Wally pour se concentrer, en flash-back, sur l’histoire tragique du premier amour de Frank, à Creekville).
C’est dans son dernier tiers que tout se remet en place : les thèmes de la mort, du coming-out, de l’acceptation de soi et du regard des autres s’imbriquent pour un final qui va crescendo et qui oscille entre le grandiose et l’ultraprévisible. Au «happy ending» qui tourne un peu à vide s’opposent la déchirante scène de la veillée funèbre et celle de la lecture du testament, qui contient le grand (le seul) rebondissement époustouflant du film. On pense forcément à Six Feet Under. Alan Ball y ajoute une observation assez juste et souvent amusante des stéréotypes de l’époque envers les homosexuels, mais les touches d’humour, décalées, si elles font respirer le film, ne l’empêchent pas de se noyer dans un océan de poncifs qui grandit à vue d’œil. Dommage, car le trio d’acteurs qui fait tout le film est pourtant excellent.
Valentin Maniglia