Longtemps, on l’a cantonné au «grand blond avec une chaussure noire». Pierre Richard, 86 ans, est bien plus cela. Ce qu’il prouve au théâtre ce mardi soir et mercredi avec Monsieur X, un seul en scène où il ne dit pas un seul mot. Un hymne au burlesque, à la rêverie, à l’émotion et à la poésie.
Le rideau se lève dans la pénombre. Sur un lit, un homme allongé. C’est le petit matin qui pointe. L’homme s’étire. Une nouvelle journée qui commence. Dans cette pièce à vivre, un lit donc, une table, un évier, un réfrigérateur. De cet homme, on ne sait rien. On ne saura rien. On devine qu’il est sûrement à la retraite dans cet appartement, en haut de l’immeuble. Il envisage de se lever, la lampe fait des siennes. Il s’assoit sur le lit, ça grince – tout d’une vie ordinaire…
Cet homme, cheveux et barbe blancs, on l’appellera Monsieur X, comme le titre de cette pièce écrite et mise en scène par Mathilda May pour Pierre Richard. À 86 ans (depuis le 16 août dernier), le natif de Valenciennes se glisse à nouveau dans un théâtre après y avoir joué la première fois en 1962 dans une pièce de Bertolt Brecht mise en scène par Antoine Bourseiller (Dans la jungle des villes), après avoir illuminé, en 2018, les scènes parisiennes avec un merveilleux Petit Éloge de la nuit.
Cette fois, pendant une heure et vingt minutes, Pierre Richard magnifie cet art du déséquilibre dont il est un des maîtres. Il ne dit pas un mot – juste quelques onomatopées et borborygmes. Présentant Monsieur X, sa troisième création après Open Space et Le Banquet, Mathilda May confie pratiquer le «théâtre visuel». Et d’ajouter : «C’est une histoire que j’écris, avec chaque déplacement, chaque son… Un vrai récit au même titre que si nous avions un texte. L’écriture continue avec le mouvement. Il y a une narration et non simplement des évocations, de l’onirisme ou des rêves. Ici, on est dans le monde de Monsieur X, dans un dialogue entre l’illusion et le réel, son imaginaire ou sa réalité.»
Incompris et discret, Pierre Richard, lui que quelques plumitifs paresseux continuent d’appeler «le grand blond avec une chaussure noire», sort de son silence : «Enfin, je réintègre mon univers avec Mathilda. Celui de Keaton, de Chaplin, de Tati. J’en ai trop dit. Elle me propose de rêver avec elle de tout ce qui ne se dit pas et qui en dit bien plus»… Et se rappelle la première fois qu’il a rencontré Mathilda May : «On ne se connaissait pas, et elle m’a pourtant dit : « Pierre, j’ai été inspirée toute ma jeunesse par Buster Keaton, Jacques Tati et vous ». Pour Keaton, pour elle, c’est un peu trop tard. Pour Tati aussi… Bah, il restait moi!»
Au son de la musique originale d’Ibrahim Maalouf
Donc, le théâtre visuel. Toujours Mathilda May : «Il y a beaucoup de mots creux aujourd’hui… J’aime essayer de trouver d’autres façons d’accéder et de se rencontrer. Je mesure dans mes spectacles la force de l’impact du geste. Tout raconte quelque chose : une démarche, une façon de se tenir…» Cette dernière a donc écrit ce seul en scène spécialement pour un Pierre Richard muet, tout en élégance gestuelle, en rire délicat, en poésie étincelante…
Dans cet appartement ordinaire, un homme ordinaire. Sûrement à la retraite. Solitaire solaire. Au fil de la journée, il vaque à diverses occupations, parfois il se met au chevalet et se lance dans la peinture d’un tableau – peut-être, à l’image de l’affiche du spectacle, fréquente-t-il l’univers de Magritte… Surtout, la tête dans les nuages, il est pris entre réel et rêve.
Plus que jamais, Pierre Richard en Pierrot lunaire! Les objets se jouent de lui, jouent avec lui (mention spéciale pour les effets spéciaux) – une bouilloire danse sur la plaque de cuisson quand l’eau est chaude, un livre envoie des volutes de poussière quand Monsieur X tourne les pages, le vent soufflant ouvre une fenêtre… et Monsieur X est tout sourire, tout étonnement.
Une musique originale, composée par le trompettiste jazz Ibrahim Maalouf, rythme l’ensemble, cadence des temps joyeux, émouvants, tendres, voire amoureux, magnifie la mise en scène intelligente de Mathilda May. Et accompagne la grâce gestuelle de Pierre Richard.
En juin dernier après avoir reçu le Molière pour ce seul en scène, Pierre «Monsieur X» Richard (nous) offrit une belle pirouette, lui qui fut repéré à ses débuts d’acteur pour son hyperlaxité : «Depuis le début de ma carrière, j’ai toujours rêvé de faire des films muets. Je n’ai jamais réussi… Soixante-dix, quatre-vingts films, je ne sais plus et il a fallu attendre plus de 40 ans pour qu’au théâtre, je joue enfin une pièce où je ne dis rien. Merci à Mathilda d’avoir compris que je m’exprime mieux avec mes jambes qu’avec les mots. Ce qui confirme ce que je pense depuis toujours : plus je me tais, mieux je suis !» Et c’est ainsi que Monsieur X est un magnifique hymne au burlesque, à la rêverie, à l’émotion. À la poésie. Il faudrait être fou pour se priver de tout cela!
De notre correspondant à Paris, Serge Bressan
Théâtre – Esch-sur-Alzette.
Ce soir et demain à 20 h.