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[Critique ciné] Sofia Coppola, au nom du père


Pour la première fois, Sofia Coppola tourne entièrement dans sa ville, New York, et s’ouvre enfin comme on écrit une longue lettre. (Photo : DR)

Cette semaine : On the Rocks, de Sofia Coppola. Avec Rashida Jones, Bill Murray, Marlon Wayans, Jenny SlateGenre : comédie. Durée : 1 h 36.

Envoyer des cartes postales à ses proches, en période de vacances, est un geste, adopté par beaucoup comme un réflexe, qui m’a toujours paru parfaitement obscène. D’un côté, il y a la bienveillance des vacanciers, qui se réjouissent de penser à leurs proches; de l’autre, il y a, pour qui reçoit la fameuse carte, au recto de laquelle s’affiche l’utopie indéfectible des photos de paysages splendides, le souvenir d’une semaine de rêve que ceux-ci ne connaîtront jamais. Puis il y a le verso de la carte, espace d’expression réduit aux plus courtes banalités n’appelant à aucune réponse. À en croire les films sucrés-salés qui l’ont portée aux nues du cinéma indépendant américain, Sofia Coppola est absolument du genre à envoyer des cartes postales lorsqu’elle part en vacances. Avec son septième long métrage, On the Rocks, la cinéaste semble pourtant être de retour de congés pour un film qui, pour la première fois, se déroule entièrement dans sa ville, New York, et dans lequel elle s’ouvre enfin comme on écrit une longue lettre.

Lettre d’amour ou de regrets, monologue en images sur le poids du père, questionnement intime à l’approche de la cinquantaine, qui voit Sofia Coppola toujours rayonnante, On the Rocks est un peu tout cela avec, donc, la figure du père comme le monolithe de 2001, le début et la fin de toute chose. De même que l’on ne présente pas Bill Murray, qui joue Felix, le père de Laura (Rashida Jones), auteure new-yorkaise en panne d’inspiration et jeune mère débordée, on ne présente pas Francis Ford Coppola, «père de» et, accessoirement, figure séminale de la grammaire cinématographique encore en usage aujourd’hui. L’extravagance flamboyante de Felix, ex-marchand d’art et éternel play-boy qui soigne ses entrées et ses sorties en musique, est l’opposé parfait de Laura qui, elle, n’est pas sans peine dans son travail d’artiste et vit dans la simplicité (quoique relative : on reste chez Sofia Coppola).

Le film ne s’en cache pas : c’est avant tout un dialogue entre la fille et le père, dans lequel la première a une longue liste de reproches à faire au second, qui s’amuse à détourner le propos à coups de numéros musicaux et autres facéties. Que ce dialogue ait eu réellement lieu entre la réalisatrice de Virgin Suicides et son géniteur ou qu’il soit entièrement idéalisé importe peu : on voit dans le tandem d’acteurs ce que Sofia Coppola nous donne à voir, c’est-à-dire la nature profondément loyale et aimante d’un homme que la carapace fantasque a aidé à forger, au prix de bien des erreurs. Pour le comprendre, il faudrait (re)lire le récit d’Eleanor Coppola, mère de Sofia, sur l’éprouvant tournage d’Apocalypse Now (Notes on the Making of Apocalypse Now, 1979), qui présente Francis Ford Coppola comme un roi fou, chose que Sofia/Laura a aujourd’hui pardonné mais jamais oublié. Les blessures du passé mettent du temps à se refermer, et plutôt qu’une guérison, c’est un apaisement «longue durée» qui conclut On the Rocks, œuvre dont même les moyens ne justifient pas la fin, prouvant que l’oubli n’a pas encore totalement abouti.

Le face-à-face, lui, se fait progressivement. Sofia Coppola amène son propos de manière détournée, à travers une trame superficielle – Laura a des soupçons sur la fidélité de son mari, Dean (Marlon Wayans), et est entraînée par son père dans un jeu de détective privé pour avoir le fin mot de l’histoire – qui aurait tenu plus en haleine dans les vingt minutes d’un épisode de Seinfeld. Au milieu du film, Felix et Laura prennent Dean en filature, à bord d’un véhicule supposément sobre (une rutilante Alfa Romeo Giulietta Spider rouge vif de 1959); c’est le grand moment de comédie, qui se termine de manière grandiose avec deux agents de police dépassés par les évènements. C’est la rencontre des premiers Woody Allen avec la bonne vieille comédie à l’italienne (la culture italo-américaine du clan Coppola), qui en dit plus sur la relation entre Sofia/Laura et Francis/Felix que le reste – quoique moins verbeux qu’à l’accoutumée – du film. C’est la preuve finale que Sofia Coppola ne sera jamais Francis Ford Coppola mais qu’elle peut valoir bien plus que Sofia Coppola, car ces moments-là ne tiennent pas dans une carte postale.

Valentin Maniglia