Pour les paysans, c’est la douche froide : depuis que l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) a sollicité une « déclaration d’utilité publique » (DUP) pour le projet d’enfouissement de déchets nucléaires hautement radioactifs à Bure, la menace d’une expropriation se précise.
Gérard Antoine ne décolère pas. C’est dans le journal que cet agriculteur de 62 ans, maire depuis 1995 de Bure, petit village de la Meuse de 80 habitants, a découvert la manœuvre de l’Andra. L’agence a annoncé en septembre avoir déposé, début août, un dossier pour que son projet d’enfouir sur place des milliers de mètres cubes de déchets nucléaires soit reconnu d' »utilité publique ».
Si c’était le cas, l’Andra pourrait entamer des procédures d’expropriation afin de maîtriser la totalité du terrain nécessaire à la construction de son Centre industriel de stockage géologique (Cigéo). « Demain, s’il leur manque une parcelle au milieu, ils vont imposer aux paysans de dégager, et puis terminé », s’énerve Gérard Antoine.
« C’est sûr que la DUP permet ça », concède un porte-parole de l’Andra. « Mais depuis toujours, nous privilégions les achats à l’amiable. Les expropriations, c’est en dernier recours ».
Pour le maire, la demande de DUP est emblématique de la dégradation des relations entre les élus locaux et l’Andra, qui a implanté son laboratoire de recherche en 2000 à Bure pour étudier la faisabilité d’un stockage en profondeur des déchets radioactifs.
« Je n’ai jamais vu (l’actuel) directeur de l’Andra à la mairie. Il est à Paris, caché dans ses bureaux. L’ancienne, elle, venait tous les 15 jours », s’indigne Gérard Antoine. « J’avais entendu les anciens dirigeants dire : On ne fera jamais de DUP. Et là, on nous annonce ça, en plein Covid, il n’y a même pas eu de réunion, rien ! »
« Roulés dans la farine »
Alors que le laboratoire continue d’étendre ses galeries à 490 mètres sous terre, Gérard Antoine estime être mis devant le fait accompli. En 1997, « on avait voté oui pour un laboratoire, mais le site s’est transformé ». Dans les années qui viennent, ce qui était un centre de recherche géologique pourrait devenir le centre national de stockage des déchets radioactifs. « Pour ça, on ne nous a pas demandé notre avis », peste l’élu. « Aujourd’hui, si on interrogeait le conseil municipal, on voterait tous contre. On nous a roulés dans la farine ».
Alors, il prévient: il ne se laissera pas faire. Certes, l’Andra maîtrise déjà près de 2 700 hectares de forêts et de terres agricoles, soit près de deux fois la superficie de Nancy, à Bure et sur une soixantaine de communes alentour. Mais dans le périmètre de son projet, qui couvre 700 hectares, il lui manque encore certaines parcelles. La mairie de Bure est ainsi propriétaire de 4 kilomètres de chemins, utilisés par les promeneurs et les cyclistes, qui intéressent l’Andra. L’agence a déjà fait des propositions de rachat au maire, qui les a refusées.
« Je crains que ça se termine en expropriation, mais on va voir avec notre avocat », souffle l’élu. Pour éviter cette issue, il concède ne pas être complètement opposé à « un échange » contre une parcelle située « pas loin du village ».
« Ça vaut zéro ! »
Sur la commune voisine de Mandres-en-Barrois, la famille Lafrogne, elle, ne veut pas entendre parler d’échange. Avec toutes les réserves foncières dont dispose l’Andra, il y a pourtant l’embarras du choix. C’est d’ailleurs en multipliant les échanges contre des parcelles plus grandes que l’agence est parvenue à repousser la quasi-totalité des agriculteurs loin de son laboratoire, désormais posé au milieu d’hectares de terre où rien ne pousse, hormis de la luzerne.
« Les gens de l’Andra, je ne veux plus les recevoir », affirme, résolu, Bruno Lafrogne, propriétaire exploitant et ancien conseiller municipal. « Ils m’avaient proposé des champs à Bertheléville, à une vingtaine de kilomètres : ça vaut zéro ! Je ne vais pas céder des champs qui donnent 9 tonnes de blé à l’hectare, pour des champs qui en font 3,5 ».
D’un point de vue administratif, c’est son fils, Geoffrey, 26 ans, qui est propriétaire de la parcelle si convoitée. Il a commencé à l’exploiter en 2014, avec son cousin Michael.
« Quand on est arrivés, c’était des terres appauvries. On a tout remis en état, on a fait deux passages avec la broyeuse pour casser les pierres, ça coûte 400 euros par hectare », souligne le jeune homme. « On a investi du temps et de l’argent, on a mis de l’engrais et même de la chaux pour qu’elle soit vraiment au top: ça serait vraiment débile de devoir l’abandonner maintenant ».
L’incertitude pèse sur l’ensemble des agriculteurs qui ont résisté à l’appétit foncier de l’Andra. « On ne sait pas si demain on exploitera encore, ça a un impact moral et financier », déplore un autre fermier, installé en polyculture et qui souhaite rester anonyme. « Si vous voulez faire un hangar pour stocker du grain, et que dans cinq ans vous n’êtes plus là, à quoi ça sert ? ».
Fin des paysans
De l’autre côté de la frontière départementale entre Meuse et Haute-Marne, à Cirfontaine-en-Ornois, Jean-Pierre Simon, 60 ans, s’inquiète pour sa succession. Son exploitation donne sur la voie de chemin de fer qui doit être reconstruite, dernier tronçon par lequel arriveront, si Cigéo voit le jour, les déchets nucléaires à l’issue d’un périple de 600 kilomètres depuis La Hague (Manche) ou Marcoule (Gard).
« Ça fait trois ans que je travaille sur ma transmission. Mais je ne me fais plus d’illusions », soupire ce gaillard dégarni. « Le foncier va continuer à être grignoté, et ici, à terme, je me dis qu’il n’y aura plus de paysans ».
A Bure, un petit-fils d’agriculteur déplore que le lien social ait été « complètement détruit ». « Par tradition, la terre ne se vend pas, elle se garde dans la famille. Et puis l’Andra est arrivée, et a mis une zizanie d’enfer, avec ses méthodes, son argent, et les jalousies que ça a suscité ».
Il estime que l’emplacement du site n’a pas été décidé au hasard. « En venant ici, l’État a choisi une sociologie plus qu’une géologie: la population est rare, vieillissante et rurale, c’est du billard pour l’Andra », analyse-t-il. « Jamais on n’aurait osé l’installer en Bretagne, dans le Pays-Basque ou en Corse ».
Il refuse néanmoins de baisser les bras et prévient, devant la perspective d’une expropriation: « sur un projet comme celui-ci, tous les recours seront utilisés ».
ZAD
Cette stratégie juridique est également celle que comptent suivre les différents collectifs écologistes et anti-nucléaires réunis au sein de la « Maison de la résistance », implantée à Bure. Les opposants avaient déjà bataillé sur le terrain comme devant les tribunaux lors de l’acquisition par l’Andra du bois Lejuc, une forêt communale.
« On engagera toutes les actions qui permettront de ralentir le projet », atteste Jean, membre de la Maison de la résistance. Certains de ses camarades habitent sur une parcelle située à quelques kilomètres, sur la commune de Lumeville-en-Ornois, qui pourrait intéresser l’Andra.
« Il va y avoir une enquête publique. C’est un peu une mascarade, mais nous comptons sur ce levier pour créer un nœud, et mener des actions médiatiques ». Certains ont en tête le projet avorté d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes et rêvent de voir une nouvelle ZAD émerger sur le site de Cigéo.
LQ/AFP