À l’occasion de la sortie, mercredi, du drame iranien Yalda, la nuit du pardon, Le Quotidien a rencontré son réalisateur, Massoud Bakhshi, qui déclare avoir réalisé un documentaire déguisé en fiction.
En salles dès mercredi, Yalda, la nuit du pardon a été un pari risqué pour Massoud Bakhshi. Réalisé en Iran, son pays d’origine, mais coproduit entre des sociétés de cinq pays (dont Amour Fou pour le Luxembourg), le film, qui se déroule en temps réel sur le plateau d’un talk-show, met en scène Maryam (Sadaf Asgari), une jeune fille de 22ans, qui a tué accidentellement son mari, Nasser, 65ans. Invitée dans l’émission en direct La Joie du pardon, diffusée le soir de Yalda, la fête du solstice d’hiver, Maryam fait face à Mona (Behnaz Jafari), unique fille de Nasser, qui, si elle lui accorde son pardon, peut faire éviter à Maryam la peine de mort.
Second film de fiction de Massoud Bakhshi, après Une famille respectable (2012), présenté dans la sélection Un certain regard à Cannes et interdit en Iran, et une carrière dans le documentaire, Yalda est une œuvre à charge contre la société du spectacle iranienne. Le cinéaste nous éclaire sur les dessous du long métrage, son rapport à la télévision et son statut d’artiste controversé.
L’émission s’appelle La Joie du pardon. Pourquoi l’avoir remplacée, dans le titre du film, par La Nuit du pardon?
Massoud Bakhshi : J’ai inventé cette émission en lui donnant ce titre, qui a un côté satirique. La vraie émission qui m’a inspiré est diffusée lors des trente nuits de ramadan : elle a pour thème le pardon, mais ne met pas nécessairement en scène des cas de meurtres. Il y a toutes sortes d’histoires, une bagarre entre deux frères, par exemple. Mais à une ou deux reprises, des familles de victimes étaient invitées, qui avaient perdu un membre. À partir de cela, j’ai écrit La Joie du pardon, qui en est une version spectaculaire.
Le titre original du film est Yalda, simplement. Mais en France, il y a cette tradition de changer le titre pour rendre le film plus compréhensible ou plus attirant pour le public. Yalda est une fête préislamique – zoroastrienne, pour être exact – qui date de plus de 3 000ans et qui célèbre le solstice d’hiver, la nuit la plus longue de l’année. Les familles se réunissent, mangent des fruits rouges, récitent Hafez, le grand poète persan… Ce n’est pas une fête liée au pardon, au départ, c’est une coïncidence.
À l’origine de l’émission, en particulier ce soir-là, il y a une bonne intention, une bienveillance à l’égard du public…
Il y a bien évidemment une bonne intention, un but humaniste dans cette émission. Mais mon point de vue critique vis-à-vis des médias – et en particulier de la télévision – concerne la façon de mettre en scène le pardon comme un spectacle. Il est question de manipulation, de sensationnalisme: c’est le principe de base de toute téléréalité.
L’infime impact qu’a eu ce film sur la réalité, c’est que la vraie émission a été arrêtée après treize ans d’existence
Dans la forme, pourtant, la téléréalité en Iran est très différente de ce que l’on peut voir en Europe…
Mon premier contact avec la téléréalité a eu lieu en Italie, où j’ai fait mes études de cinéma. À Rome, les studios de Cinecittà étaient occupés par des équipes de téléréalité des chaînes privées de Berlusconi. C’est très triste : la manipulation des spectateurs a pris le dessus sur l’art. Ce n’est pas par hasard que le décor de La Joie du pardon est basé sur le panoptique de Jeremy Bentham, et que Michel Foucault définissait comme « la prison utopique ». En mettant le prisonnier au milieu, tout le monde peut à tout moment le regarder et le juger alors que lui est aveuglé par les projecteurs. Le jugement est le principe même de la téléréalité. C’est inhumain, et pourtant, comme vous le disiez, ça partait d’une bonne intention…
Ce qui la rend moins bonne, c’est qu’elle est pervertie par plein de choses : les rapports de force entre producteurs et dirigeants de la chaîne, la soif d’audience…
Oui, c’est aussi cela qui a mené à la fin de cette émission. L’infime impact qu’a eu ce film sur la réalité, c’est que la vraie émission a été arrêtée après treize ans d’existence et sans aucune explication – mais je pense qu’il y avait une raison (il sourit) – alors qu’elle était l’une des plus regardées en Iran.
Suite à cela, j’ai utilisé tous les revenus de Yalda pour libérer deux condamnés à mort. On a rencontré une ONG iranienne qui a comme responsabilité principale d’essayer de convaincre les familles de victimes de pardonner les criminels. Il ne s’agit là que des crimes non intentionnels, car il n’y a que là que la loi iranienne permet le pardon. Dans un cas accidentel ou non intentionnel, la famille de la victime peut gracier le criminel à condition de recevoir un « prix du sang », une somme considérable, mais il s’agit souvent de gens pauvres : c’est là qu’interviennent les ONG, les activistes et les artistes. Mais devant la loi, à la suite de ce pardon, les criminels doivent quand même passer plusieurs mois en prison.
La deuxième personne que l’on a sauvée, c’est une histoire incroyable qui pourrait être un film à elle toute seule : j’avais insisté auprès de cette ONG pour que l’on pardonne deux femmes. Évidemment, ça ne fonctionne pas comme ça : il faut respecter un ordre, des délais… Mais nous y sommes parvenus, et pour la deuxième personne, on avait organisé une projection du film à laquelle on avait invité des artistes, des cinéastes, des avocats… À la fin de la projection, un homme est venu me voir, qui était l’avocat d’un jeune homme accusé à tort – son collègue était mort dans un incendie et lui avait été tenu pour responsable – et qui ne pouvait pas payer le prix du sang. Cet avocat, en larmes, m’a dit que le père de ce jeune homme est ce vieux monsieur que l’on voit servir du thé aux agents de sécurité dans une scène. J’aime beaucoup cet homme, qui n’est pas un acteur d’ailleurs, mais qui a travaillé 50 ans dans le cinéma en Iran, principalement comme assistant de production. J’avais travaillé avec lui sur Une famille respectable et je tenais absolument à l’avoir à nouveau sur ce film. Nous nous connaissions bien, mais il ne m’avait jamais parlé des problèmes de son fils. C’est quelqu’un qui a beaucoup de fierté et qui est extrêmement humble. Je crois qu’il était écrit qu’il fallait que je fasse ce film, rien que pour ça.
Vous transcendez votre statut d’artiste. Votre premier film, Une famille respectable, ayant déjà été interdit en Iran, ça ne va pas vous faciliter la tâche pour continuer à y faire du cinéma…
J’ai mis quatre ans pour monter le premier dossier de Yalda. Ça a créé tellement de problèmes… Au début, je cherchais vraiment des financements en Iran parce que je ne voulais pas être accusé de travailler avec l’Occident. Mais une fois que quelqu’un est blacklisté, il l’est pour toujours. Les autorités iraniennes, en me permettant de tourner ce scénario, voulaient me donner une autre chance. Si j’avais été impatient de faire ce film, j’aurais pu le tourner illégalement ou le tourner ailleurs. Mais je ne trouvais pas cela crédible. J’ai quand même réussi à trouver des partenaires pour ce film, qui est une coproduction entre cinq pays, mais j’ai insisté pour tourner en Iran. Je ne crois pas à une histoire iranienne en langue farsi tournée en Europe; ça existe, il y a même de très bons films, mais je suis un réalisateur qui vient du documentaire et pour moi, ce film est un documentaire.
Dans mon scénario, rien n’est inventé : j’ai mis des anecdotes bout à bout, en quelque sorte. Mon grand travail sur la réécriture du scénario était celui de nuancer les personnages, car je ne voulais pas qu’ils soient tout noirs ou tout blancs. Maryam est à la fois coupable et victime, mais elle n’est pas tout à fait innocente : elle est attirée par la vie de luxe. Le crime est accidentel, mais il résulte d’un conflit, d’abord entre elle et son mari, mais surtout – c’est la partie négligée de cette histoire – entre elle et Mona. C’est ce qui va l’amener à péter les plombs, alors qu’elle doit bien présenter : c’est sa dernière chance de dire la vérité, et elle doit être « pardonnable ».
Yalda repose majoritairement sur le dialogue, et le langage est extrêmement maîtrisé. Il faut faire l’effort de prêter attention à ce que Maryam dit, à ce qu’on lui dit, à la façon dont les mots sont prononcés, avec toujours, derrière, une pression psychologique.
Il y a un changement décisif dans le ton de Maryam qui intervient à la moitié du film. Dans la première partie, elle n’est qu’une condamnée à mort : même si elle crie dans le vide, elle proteste, elle ose hausser le ton. La révélation qui est faite la fait basculer vers la résignation, mais elle y accède très instinctivement.
On est face à une histoire à la fois réaliste et presque comme une tragédie grecque, avec un sacrifice
Le producteur dit à Maryam : « Vous pouvez ruiner votre vie, mais vous ne ruinerez pas mon émission. » C’est une menace déguisée qui met en exergue le fossé entre les classes sociales mais aussi le goût presque pervers pour le spectacle…
« The show must go on! » Souvent, le producteur donne une image très humaniste de lui… L’acteur que j’ai choisi pour ce rôle, Babak Karimi, est celui qui tenait le rôle du juge dans Une séparation (Asghar Farhadi, 2011). Je lui ai demandé de jouer de la même manière, je voulais le même personnage. Quand je l’ai approché pour le rôle, je lui ai dit : « Imagine qu’il est à la retraite, qu’il est devenu beaucoup plus calme. » Il est beaucoup plus puissant aussi : il n’a pas besoin de crier pour se faire comprendre.
Esthétiquement, vous décortiquez tous les mécanismes de la réalisation d’une émission de télé. Comment ce modèle est-il au service de la fiction?
Ce n’est pas une imitation, disons plutôt une interprétation. La première version du scénario était très classique, avec des flash-back, des scènes en prison… Mais une fois que j’ai vu l’émission, je savais que je devais prendre ce risque de faire un huis clos qui allait limiter les choix de mise en scène. Le spectateur du film devait être à la place du téléspectateur, mais il devait y avoir une harmonie entre ce type de mise en scène et la mise en scène cinématographique pour qu’on glisse, sans s’en rendre compte, d’un statut à l’autre. C’est un aspect qui doit énormément au monteur, Jacques Comets, et dont on est très fier. Je trouvais très intéressant de suivre Maryam dans les coulisses au début, avec des plans séquences et une caméra très proche, et de l’accompagner jusque sur le plateau. Avec un montage parallèle, on serait sorti de ce point de vue; il était important pour ce film – comme pour le contenu – qu’on joue avec le contraste entre le réalisme sombre de l’histoire et le côté kitsch de l’émission, avec des lumières trop vives, beaucoup de couleurs… On est dans une réalité fabriquée.
Avant que l’on ne commence cet entretien, vous me disiez que c’est un film qu’il faut découvrir au cinéma. Vous ne voulez donc pas tromper le spectateur en jouant sur les formats?
Dans les films de niche, la forme prend souvent le dessus sur le contenu. Dans Yalda, on est face à une histoire à la fois réaliste et presque comme une tragédie grecque, avec un sacrifice… La forme devait être simple, directe. Bien sûr, les unités de temps et de lieu ajoutent de l’intensité. Il y a eu cinq versions du scénario, et celle qui a donné le film était la plus difficile à faire. J’avais insisté pour avoir un mois de répétitions avec les acteurs, mais on n’a pratiquement répété aucune scène du film : on parlait beaucoup des versions précédentes, qui dévoilaient le passé de ces personnages. Ainsi, le premier jour du tournage, les acteurs avaient vécu ce que leurs personnages avaient vécu.
Cela fait écho à ce que Maryam dit au producteur avant de passer à l’antenne : « Je pensais que vous alliez m’envoyer vos questions avant l’émission »…
Oui, c’est ça. Comme dans le film, on a voulu garder le côté improvisé du show. Malheureusement, j’aurais voulu tourner les scènes dans l’ordre chronologique, mais cela ne s’est pas fait, pour des contraintes liées à la production. D’un autre côté, ces contraintes ont amené quelque chose de très enrichissant, notamment dans le fait que l’on ait eu une équipe mixte sur le plateau, avec trois techniciens venus d’Europe, dont l’éclairagiste, qui est du Luxembourg. Il y a eu un bel échange entre tout le monde et on a tous beaucoup appris de cette expérience.
Entretien avec Valentin Maniglia