Première création luxembourgeoise depuis le confinement, Objet d’attention se heurte justement aux murs d’un appartement derrière lesquels se joue le sort d’une enfant martyrisée. Sans rien montrer ni juger, la pièce questionne la lâcheté ordinaire.
Après cinq mois sans scène ni comédiens pour l’animer, le théâtre rouvre le rideau en fin de semaine avec la toute première création nationale depuis le confinement, Objet d’attention (qui avait dû être reporté précisément à cause de la crise sanitaire). Un titre qui, aujourd’hui, résonne sans le vouloir comme une invitation, célébrant discrètement le retour de l’art vivant dans un monde qui mène une vie au rabais. Aux corps chagrins, la metteuse en scène Véronique Fauconnet répond par un enthousiasme indéfectible, partagé par son équipe : «On a l’impression d’être les gamins d’une même famille. Cette première pièce depuis l’épidémie, c’est un joyau pour nous !»
Un nouveau départ qui, comme pour répondre à l’adage «plus rien ne sera comme avant», en vogue avec le Covid-19, ne se déroule pas au TOL, mais bien au TNL. Une première pour elle : «C’était injouable dans notre petit théâtre, explique-t-elle. Il fallait un balcon, plus d’espace… Et aucun stratagème ne fonctionnait.» Pour le coup, elle a alors pris ses aises – «C’est comme quand on vous offre un gros gâteau alors que d’habitude, on a juste une part» – bien qu’un peu déstabilisée au départ : «Lors des répétions, j’ai dû me mettre aux premiers rangs, sinon j’étais trop loin des comédiens. Au milieu de la salle, je ne pouvais rien ressentir. Et eux, sur scène, ils ne m’entendaient pas (elle rit) !»
Ces quelques ajustements surmontés, elle se rend surtout compte de tout le «potentiel» qu’offre le TNL, ce qui tombe plutôt bien lorsque l’on s’attaque à l’œuvre d’un auteur respecté, voire «adulé» : Martin Crimp, l’un des rares dramaturges contemporains et anglais à être joués dans le monde entier (à l’exception de Sarah Kane). D’une écriture ciselée, ses œuvres abordent avec cruauté et humour la violence des temps modernes. «C’est du drame, nimbé dans un style délicat, résume Véronique Fauconnet, intarissable. Du théâtre réel avec un vrai fond social. À la différence de Ken Loach, il part en introspection dans la nature humaine, il la dissèque et il ne porte aucun jugement. Car de ses protagonistes, il ne fait pas des monstres. Ainsi, ils peuvent nous ressembler.» Et dans un effet miroir, le public est alors confronté à ses propres démons et à une interrogation, centrale : «Et nous, là-dedans ?»
«Comment on peut laisser faire des choses pareilles ?»
Objet d’attention combine toutes ses intentions. L’histoire se déroule au cœur d’un immeuble ordinaire de la banlieue ouvrière de Londres. Au rez-de-chaussée vit un jeune couple : Nick et Carol. Cette dernière est la mère de la petite Sharon. Nick est le nouveau compagnon. Ils forment un couple bancal, leurs relations sont tumultueuses. Au premier étage vit Bob qui, après s’être vu retirer la garde de ses enfants, se retrouve seul et organise des petites fêtes à domicile… mais sans invités. Sa voisine, Milly, passe le plus clair de son temps à regarder des films d’horreur quand elle n’écoute pas aux portes, parce que ça tient en éveil, un peu de violence. Très vite, un drame va se dérouler dans l’ombre…
Martin Crimp se penche ici sur le sort d’une enfant martyrisée. Mais il le fait avec intelligence, les pieds dans la réalité, certes, mais dans un équilibre sensible. Aux longs réquisitoires, il préfère l’allusion légère. Aux élans moralistes, il privilégie la prise de conscience. Dans ce sens, il évite la trop grande abstraction (qui serait condamnable au vu du sujet) ou l’approche trop frontale (qui pourrait amener le public à conclure que la pièce fait référence à une réalité sociale qui ne le concerne pas).
La pièce se montre subtile de bout en bout, avec cette volonté de ne jamais montrer l’immontrable, cet «objet d’attention» essentiel mais invisible, qui sert de fil rouge à l’articulation de la pièce : «On a tous les éléments pour comprendre ce qui se trame, mais sans aucune certitude. Il lance des indices et attend de voir comment vont réagir les protagonistes. Et surtout, s’ils vont s’en saisir…»
Pour la metteuse en scène, l’œuvre tient dans la remarque qu’un des personnages lance au voisinage : «Comment on peut laisser faire des choses pareilles ?»… Bonne question, merci de l’avoir posée… «Oui, on parle ici de lâcheté, clame-t-elle. À quel point on est capable, tous, de fermer les yeux?» La metteuse en scène poursuit, cherchant à trouver des raisons à ce courage fuyant : «Déjà, ce n’est pas facile de dénoncer quelqu’un. Ensuite, tant que l’on ne voit pas vraiment ce qui se passe derrière une porte, c’est compliqué d’intervenir. Enfin, fermer les yeux, c’est tellement plus facile : c’est comme quand on croise une copine aux yeux tristes avec un bleu sur le bras : c’est plus commode de lui faire un grand sourire et de croire qu’elle s’est cognée contre un mur…» Un «très fort déni» qui bloque toute une galerie de «gens paumés, abîmés par la vie, mais attendrissants». «Ils oublient de penser à ce qu’ils devraient faire !», confirme Véronique Fauconnet qui, elle, au contraire, ne prend pas les choses à la légère en cette rentrée théâtrale : «Confiance» et «responsabilité», martèle-t-elle, à l’heure où la proximité et les échanges raniment le métier. Avec quelques sacrifices personnels au passage : «La situation actuelle est complexe pour tout le monde. Moi-même, je sors très peu, car je sais qu’une telle production, c’est fragile et que, du jour au lendemain, elle peut s’arrêter.» Un réconfort tout de même : les masques seront dans la salle, et non sur scène. Ou d’un tout autre genre en tout cas.
Grégory Cimatti
TNL – Luxembourg. Première : vendredi à 20 h. Jusqu’au 13 octobre.