La rédaction choisit Supa K Heavy Tremors, de Quakers : trois aficionados qui, unis par une même lassitude du hip-hop contemporain, célèbrent le geste libre, la dissonance et le chaos.
Geoff Barrow cultive l’art du grand écart, bien malgré lui. Depuis ses débuts, l’homme apprécie la tranquillité et la fertilité de l’underground, dans lequel ce multi-instrumentiste, échantillonneur et bidouilleur de génie aime se lover.
Mais pas de bol, serait-on tenté de dire, avec ses copains de Bristol, il monte, dans les années 90, un groupe magnifique, Portishead, traînant sa mélancolie solaire sur les scènes du monde entier. L’une des plus belles réussites de cette décennie, et à coup sûr, un difficile (et long) moment à passer pour son chef d’orchestre, jamais à l’aise avec les costumes d’apparat. Au point qu’aujourd’hui il refuse de parler à quiconque de cette période, faste mais écrasante, essoré qu’il fut par l’industrie du disque et ses exigences. Il est donc logique, désormais, de le voir renaître en compagnie de deux énergumènes, tout aussi débraillés que lui, au sein du groupe BEAK›, où justement il est question de ne suivre aucune règle. Formée en 2009, cette réunion se voulait, au départ, une simple récréation, où il est question de minimalisme, d’effets de manche, d’imperfection, de patience étirée jusqu’à la cassure et de pieds de nez au rock 2. 0.
Une décennie plus tard, Geoff Barrow, ses potes et ses synthétiseurs, sont devenus le fleuron de l’indépendance. Encore raté… Mais le gaillard, détendu dans ses gilets trop larges et qui n’a jamais rien eu à prouver, a plus d’une corde à son arc. On l’aurait cru rockeur affranchi, mais, nouvelle méprise, c’est dans le rap qu’il se montre, encore, à son avantage. «C’est un peu mon punk à moi!», déclare-t-il quand on le questionne sur Quakers, collectif dans lequel il prend le pseudonyme de Fuzzface, et dont on peut regretter, pour le coup, la trop grande discrétion. Peut-être une manière, toujours, de se préserver et de défendre cette part d’ombre, cette avancée à la marge dont se réclament ses deux autres compagnons de jeu, l’ingénieur du son Stuart Matthews (7-Stu-7) et le producteur australien Katalyst.
Un zapping croustillant de part en part
En somme, trois aficionados qui, unis par une même lassitude du hip-hop contemporain, célèbrent le geste libre, la dissonance et le chaos. En 2012, sans crier gare et défendu par l’audacieux label Stones Throw Records, le trio balançait un premier disque à son nom à couper le souffle. Imaginez tout de même : 41 chansons ramassées et 35 MC – dont certains sont repérés sur MySpace – conviés dans une danse désordonnée (Dead Prez, Jonwayne, Aloe Blacc, M. E. D., Guilty Simpson, Phat Kat…) pour une épique traversée de l’histoire du rap, passionnante et «old school». Un zapping croustillant de part en part qui, huit ans plus tard, refait l’actualité. Logique, la semaine dernière, c’est le petit frère qui est sorti, avec le même sens de la discrétion, copieux et tumultueux comme son modèle. Comme la bande n’est pas avare, elle propose, ce coup-ci, 50 morceaux qui partent dans tous les sens. «Un assaut sonique pour aider à rééquilibrer le monde», lâche ainsi Katalyst, pour définir ce patchwork.
Comme en 2012, Quakers s’autorise toutes les folies, avec des titres brefs, de moins de deux minutes chacun. Court, certes, mais inventif comme en témoigne l’arsenal réuni ici : cuivres, batterie, basses, guitares, éléments électroniques… Tout invite à célébrer la variété des styles que l’on trouve dans le hip-hop, entre gros sons qui tachent et élégance soul. Comme en 2012, cette première version est d’abord instrumentale. L’écoute n’est pas aisée, mais elle permet à l’auditeur d’improviser quelques flows au feu rouge. Qu’il se rassure, de vrais chanteurs devraient vite combler les vides, comme le promet Geoff Barrow sur Twitter, présentant l’objet, tout sourire et un verre de bière à la main, comme une «première partie», tandis que le Stones Throw prévient : «Restez à l’écoute pour d’autres nouvelles qui arrivent très bientôt.» Au vu de cette mouture, le résultat devrait être, à nouveau, superbe. Espérons à l’ancien de Portishead d’échapper à la notoriété qui le guette. De toute façon, il n’est plus à une incompréhension près.
Gregory Cimatti