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[Cinéma] Le San Juan, long fleuve intranquille


En retraçant, en théâtre, l'histoire du fleuve, les adolescents se questionnent sur leur identité et le futur de leur village du Costa Rica (Photo : Calach film).

Un documentaire luxembourgeois immanquable en salle dès ce mercredi, River Tales, de Julie Schroell, regarde avec poésie et délicatesse la vie difficile des habitants du fleuve San Juan, au Nicaragua.

Au Nicaragua, le fleuve San Juan est le symbole de cinq siècles de colonisation. Les conquistadors qui y sont arrivés en 1524 y ont vu, au-delà de la frontière que le cours d’eau forme avec le Costa Rica, l’importance du passage naturel entre les océans Atlantique et Pacifique. Convoité par Christophe Colomb, le fleuve sera découvert vingt ans après sa mort par Hernán Cortés, qui a dit que celui qui dominerait le San Juan dominerait le monde. Aujourd’hui, après 500 ans d’exploitation des ressources et 75 projets de construction d’un canal – tous avortés – les eaux du fleuve sont devenues noires et le Nicaragua fait partie des plus pauvres pays d’Amérique latine.
C’est l’été, et le professeur Yemn Jordan Taisigüe Lopez, qui vit dans la capitale, Managua, et y enseigne dans une université, retourne dans son village natal d’El Castillo pour monter une pièce de théâtre avec des adolescents. Les ruines de la forteresse qui surplombe le San Juan leur serviront de décor. En retraçant, sur les planches, l’histoire du fleuve, les adolescents se questionnent sur leur identité et le futur de leur village, alors que les terres viennent d’être rachetées par un milliardaire chinois qui relance le projet du canal…

Au cœur de River Tales, il y a la rencontre entre la réalisatrice luxembourgeoise Julie Schroell et Yemn, puits d’histoire et figure passionnante et engagée, pour qui le théâtre est le véhicule de la pensée accessible à tous. Les jeunes, eux, sont en âge de comprendre la situation que vit leur pays. Depuis l’arrivée du milliardaire Wang Jing, qui a obtenu une concession de terres pour cent ans avec son projet de construction du canal, le Nicaragua, quatrième pays au monde le plus menacé par le changement climatique, avant-dernier pays d’Amérique latine en termes de PIB, a une nouvelle épée de Damoclès au-dessus de la tête. Yemn invite les jeunes acteurs de la pièce à se confier, entre deux répétitions, sur leurs rêves et leurs craintes et à se questionner sur leur identité. La réalisatrice filme ses sujets avec un sens remarquable de la narration et prouve à chaque instant que River Tales est un film pensé pour le grand écran. La crise sanitaire ayant empêché sa projection au LuxFilmFest en mars dernier, puis à d’autres festivals, le film de Julie Schroell trouve enfin le chemin des salles, où son esthétique délicate et son allure de fable (politique, environnementaliste et humaniste) peut enfin être appréciée.

Impuissant face aux «tous pourris»

Comme dans toute fable, il y a des méchants dans River Tales : Wang Jing, d’abord, le conquistador des temps nouveaux et son chantier qui coûte près de 50 milliards de dollars. L’homme d’affaires est une version richissime du Fitzcarraldo imaginé par Werner Herzog, et son rêve fou où tant d’hommes se sont cassé les dents depuis le XVIe siècle est maintenant la plus grosse menace pour les milliers d’habitants qui vivent au bord du fleuve, mais aussi pour le San Juan lui-même, qui n’est plus un cours d’eau sauvage et sublime mais un fleuve sali par cinq siècles d’exploitation des terres qui n’ont, bien sûr, jamais profité aux Nicaraguayens. L’autre, c’est Daniel Ortega, le président du pays. Jadis figure de proue du mouvement révolutionnaire sandiniste, il a transformé son pays en une quasi-dictature corrompue et répressive.

Ni Wang Jing ni Ortega ne sont cités dans le film, mais leur présence se fait sentir. Elle plane au-dessus du village comme une ombre redoutable. Elle se dessine derrière les inquiétudes de Yemn, qui partage ses sentiments vis-à-vis de la politique avec sa mère : lui s’engage à Managua contre le gouvernement corrompu, elle persiste à croire que l’on est impuissant face aux «tous pourris» (après le tournage, Yemn, menacé de mort, fera partie des 100 000 réfugiés politiques qui ont fui le pays face à la répression du régime). Elle gronde, sinistre, au loin, mettant l’avenir des adolescents dans une situation de danger qui pourrait être irréversible.
Face au professeur (et metteur en scène et coauteur, avec Julie Schroell, de la pièce de théâtre), les adolescents, promesse d’un futur dans un pays mené à sa perte avec la grande idée du progrès, complètent cette fable en donnant une autre définition du mot «innocence». La cinéaste filme le quotidien de ces jeunes garçons et filles qui passent tous leurs étés au même endroit que le reste de l’année. Certains veulent quitter El Castillo, plus tard, quand ils feront des études. D’autres veulent y rester : c’est leur terre. Julie Schroell capture des moments d’émotion pure : lorsque deux acteurs de la pièce, un garçon et une fille, profitent d’une pause pour écouter de la musique sur leur téléphone, suggérant qu’une romance adolescente se profile entre eux, ou lorsque les deux filles, dont Christel, qui joue, dans la pièce, le fleuve (un personnage à part entière, dont la voix se fait entendre plusieurs fois à travers les mots déclamés par la jeune fille), rêvent à un avenir dont elles savent toutes deux qu’il sera incertain. Le travail du directeur de la photographie, Frank Pineda, du monteur, Damian Plandolit, et des musiciens (Say Yes Dog, trio germano-luxembourgeois emmené par Pascal Karier) contribue à faire de River Tales un objet cinématographique éblouissant à chaque instant. Julie Schroell, quant à elle, se montre en conteuse hors pair et laisse toute la place à la suggestion et à la magie d’un film plein de grâce et précieux.

Valentin Maniglia

River Tales, de Julie Schroell.

L’entretien avec la réalisatrice est à lire ici.

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