Pour Patrick Pianon, qui exploite plusieurs restaurants, les aides de l’État sont attribuées en dépit du bon sens et motivent surtout le restaurateur à ne pas dépasser 75% de son chiffre d’affaires de 2019.
Patrick Pianon, le patron de Groupe Aura, exploite cinq restaurants à travers le pays dans lesquels il emploie 75 personnes et se décarcasse pour faire tourner ses affaires en dépit de la crise sanitaire. Il arrive à atteindre pour le mois de juin 75,8 % de son chiffre d’affaires dans l’un de ses établissements et 90 % dans d’autres. Il n’y en a qu’un en ville qui décolle moins bien et qui affiche une perte de 60 % de son chiffre d’affaires par rapport à la même période un an plus tôt.
Mais le patron dit ressentir une énorme frustration et dénonce même une logique absurde dans l’attribution des aides de l’État. Il motive son appréciation en l’illustrant par différentes situations qu’il vit à travers ses établissements.
«J’ai par exemple, ici à Niederanven, une nouvelle brasserie qui s’est ajoutée en octobre 2019 à mon restaurant l’Osteria. Ce sont deux enseignes mitoyennes mais une seule et même société qui doit présenter son bilan pour obtenir les aides de l’État. Mon bilan de juin 2020 atteint 75,8 % de mon résultat de l’an dernier mais il y a la brasserie en plus et 8 salariés supplémentaires et je me demande comment le ministère va faire la comparaison. Jusqu’à présent, je n’ai pas de réponse, je sais juste que selon le formulaire que nous devons remplir, je ne suis pas éligible».
Le ministère a beau lui dire de ne pas s’inquiéter, il ne voit pas où il est question de dérogation dans le formulaire qui lui dit simplement qu’en l’état actuel des choses, il n’a droit à rien. Admettons que l’administration parvienne à démêler la situation, Patrick Pianon ne décolère pas pour autant.
Beaucoup de frustration
«Ces aides, finalement, encouragent les restaurateurs à freiner leur activité. Autrement dit, je me débrouille pour réaliser 74 % du chiffre d’affaires de 2019 et j’empoche pour les 33 salariés des aides qui s’élèvent à 1 250 euros par employé en poste et ça pendant 6 mois…». Les aides du Fonds de relance et de solidarité pour les entreprises s’étalent effectivement du 1er juillet au 31 décembre et couvrent les mois de juin à novembre.
En faisant le calcul, depuis trois mois, il fait une croix sur plus de 100 000 euros d’aide. Une somme qui l’aurait bien aidé pour payer les charges patronales suspendues pendant les trois mois de confinement mais qui vont être réclamées à partir du mois de septembre.
«C’est aberrant, car ça signifie qu’une entreprise qui bosse à fond, qui essaie de récupérer les pertes de mars, avril et mai, ne doit surtout pas dépasser les 75 % du CA, sinon elle n’a aucune aide», se lamente-t-il. Il est d’autant plus frustré qu’il a négocié dur avec les délégués du personnel dans son établissement d’Echternach pour que ses salariés repoussent leurs congés d’été.
«Normal, dans une ville touristique c’est en été que l’on réalise les plus gros chiffres, mais finalement j’aurais dû fermer deux jours par semaine pour là aussi rester en dessous des 75 %», estime-t-il aujourd’hui.
«Si je voulais être vraiment mauvais…»
Il enrage aussi parce que 25 % de perte ce n’est pas rien et il faut bien les compenser, d’autant que pendant les mois de confinement, les frais fixes et les charges patronales se sont accumulés alors que l’activité était à l’arrêt. Le licenciement ? Les entreprises peuvent licencier 25 % de leur personnel si elles accusent 25 % de pertes.
«C’est bien beau mais moi, par exemple, j’ai dû licencier deux personnes au total depuis la fin de l’état de crise mais avec un préavis de 8 mois, eu égard à leur ancienneté. Je les ai donc toujours sur ma liste des salariés pendant encore 8 mois, donc ça aussi c’est de la foutaise !», se plaint-il.
Il a un autre exemple avec un de ses restaurants à Luxembourg, l’Ambiente, qui lui n’a pas retrouvé son rythme de croisière. Loin de là. «Je tourne à 40 % de mon chiffre d’affaires route d’Arlon. Imaginez un peu, si je suis vraiment un mauvais, que j’accumule des charges sociales impayées de mars à novembre, c’est-à-dire jusqu’à la fin des aides octroyées par l’État. J’accumule aussi les loyers impayés mais j’encaisse les aides parce que j’ai tous mes employés en poste avec une perte de 60 % de mon chiffre, je ne ferme donc pas. Mais en septembre, quand on va venir me réclamer les charges sociales, je vais dire que je ne peux pas les payer et je vais déposer mon bilan. Les dettes accumulées pendant 9 mois sont plus importantes que mon fonds de commerce et tout ce qu’il y a dedans !»
Le patron de Groupe Aura ne comprend pas la logique du gouvernement et il se demande, sur le ton de la plaisanterie, pourquoi il n’a pas retiré 1 000 euros de la caisse pour éviter de dépasser 75 % de son chiffre d’affaires de 2019. Mais il rit jaune.
Geneviève Montaigu
Le plan de relance du gouvernement, baptisé «Neistart Lëtzebuerg», propose de garantir l’accès au chômage partiel structurel simplifié aux entreprises touchées par la crise pandémique, à partir du mois de juillet. «Cela signifie que pour le mois de juin, c’est cuit et comme on ne peut pas licencier avant le 15 juillet, l’État ne nous aide pas avec cette mesure pendant au moins un mois et demi. À partir de quand le licenciement est valable à ses yeux quand on a des préavis de plusieurs mois?», interroge Patrick Pianon.
Ensuite, un fonds de relance et de solidarité pour entreprises est mis en place pour une période de 6 mois commençant au 1er juillet pour offrir aux entreprises dans les secteurs de l’Horeca, de l’événementiel (y compris dans le domaine culturel), du tourisme ainsi que les centres de culture physique une aide directe mensuelle de 1 250 euros par salarié en poste et de 250 euros par salarié au chômage partiel.
Pour bénéficier de l’aide, les entreprises doivent décider de reprendre leurs activités et doivent avoir subi une perte d’au moins 25 % du chiffre d’affaires. L’aide peut atteindre au maximum 10 000 euros par mois pour les entreprises de moins de 10 salariés, 50 000 euros par mois pour les entreprises de moins de 50 salariés et 100 000 euros par mois pour les entreprises avec plus de 50 salariés. «On nous dit que l’aide commence le 1er juillet, c’est écrit noir sur blanc, et doit durer 6 mois jusqu’au 31 décembre. On découvre ensuite que cela couvre la période de juin à novembre», dénonce le restaurateur. En fait, il fallait comprendre que les premières aides seraient bien versées à partir de juillet pour le bilan du mois de juin.
Pour le gouvernement, ce fonds sera complémentaire au chômage partiel structurel simplifié pour ces secteurs dans une double optique de soutenir la reprise des activités et d’encourager le maintien dans l’emploi. «Je ne trouve pas que l’on soutienne la reprise des activités quand on encourage à freiner à 75 % pour bénéficier des aides !», conclut Patrick Pianon.
G. M.