Le lauréat du prix Pulitzer de la fiction 2020 est arrivé mercredi chez les libraires dans sa traduction française. Nickel Boys raconte l’histoire – vraie – d’un jeune garçon noir enfermé par erreur dans un centre de redressement et qui va y découvrir une réalité sinistre.
Pendant des années – son premier livre, L’Intuitionniste, a été publié en 1999 – les thèmes de la question raciale et la ségrégation ont été abordés naturellement par le romancier Colson Whitehead, sans jamais être, toutefois, le sujet principal de ses œuvres. Né en 1969, l’écrivain new-yorkais a grandi dans les années 1980 de l’épidémie de crack qui a ravagé le pays et, en particulier, sa ville, puis, jeune adulte, a vécu l’affaire Rodney King (la même année où il est sorti diplômé de l’université d’Harvard, la plus prestigieuse, mais presque exclusivement blanche, des États-Unis).
En 2016, son roman historique Underground Railroad, qui retrace le destin d’une jeune esclave qui s’enfuit de sa plantation de coton en empruntant le chemin de fer clandestin mis en place à la moitié du XIXe siècle, marque la première fois où Whitehead, dont les personnages fictifs évoluent dans une très fidèle réalité historique, se confronte aux tabous de l’esclavage.
Écrit sur une longue période de 16 ans – ce qui remonte donc aux débuts de sa carrière – Underground Railroad est auréolé, en 2017, du prix Pulitzer de la fiction. Cette même récompense, Colson Whitehead l’obtient une seconde fois cette année pour Nickel Boys, devenant ainsi le quatrième écrivain de l’histoire du prix à l’obtenir à deux reprises après, notamment, William Faulkner et John Updike.
De l’espoir à la désillusion
Inspiré par l’histoire sordide de la Dozier School for Boys, en Floride, ici rebaptisée Nickel Academy (l’auteur ne change guère que le nom), le roman, qui se distingue par une glaçante couverture rouge sang, suit le jeune Afro-Américain Elwood Curtis, élève studieux qui grandit dans l’Amérique de la lutte pour les droits civiques. Sa tante, Harriet, chez qui il vit, lui a offert l’enregistrement, sur vinyle, des discours de Martin Luther King, qu’il écoute en boucle et connaît par cœur.
Galvanisé par les mouvements noirs, auxquels participent aussi des professeurs de son lycée et sa tante (toutefois moins convaincue), Elwood obtient son ticket d’entrée dans une université de Tallahassee, la capitale de l’État de Floride. Lorsqu’il souhaite s’y rendre en autostop, il est arrêté car la voiture qui l’y amène a été volée. Elwood est immédiatement envoyé à Nickel, un établissement pénitentiaire pour mineurs.
«Je suis coincé ici mais je tâcherai d’en tirer le meilleur, se dit Elwood, et je ferai ça vite», écrit Whitehead. Elwood tentera tant bien que mal de rester loin des nombreux incidents qu’il y rencontre, mais son sens de la justice et l’amitié qu’il scelle avec Turner, adolescent révolté, joueront contre lui dans ce microcosme dirigé par les Blancs, garants d’une autorité totalitaire et gardiens de la «White House», un lieu dans lequel «crois-moi», dit Turner à Elwood, «tu n’as pas envie de te retrouver».
Nickel Boys se déroule un siècle entier après le récit d’Underground Railroad, et 100 ans plus tard, les sentiments d’espoir et d’héroïsme ressentis par les protagonistes du précédent roman de Colson Whitehead ont laissé place ici à un vide immense, la désillusion d’être coincé dans un destin de victime inévitable d’une tyrannie secrète dans une société qui ne veut pas la regarder dans les yeux.
Nickel Boys, un roman « à twist »
Elwood et Turner sont, selon un entretien que Whitehead a accordé au magazine Vanity Fair, les «deux facettes» de sa personnalité : le premier est «optimiste et plein d’espoir», l’autre «le côté cynique qui dit non : ce pays a été fondé sur le génocide, le meurtre et l’esclavage, et ce sera toujours le cas». La grande révélation de la trame, qui intervient dans la dernière partie du roman et qu’il vaut mieux ne pas révéler, tant elle est la marque des meilleurs romans à «twist» (car Nickel Boys en est un aussi), corrobore par ailleurs l’engagement de son auteur et sa colère.
Elwood, s’il est présenté comme un garçon optimiste, a cependant perdu son innocence il y a bien longtemps, comme tous les garçons de son époque et de sa couleur de peau. Il est exposé quotidiennement au racisme et à la ségrégation, et lorsqu’il feuillette les magazines qui font la renommée du journalisme américain, Time ou Life, c’est pour n’y trouver, en photo, que des Blancs, à l’exception ponctuelle de photos de manifestations des mouvements de révolte, mais qui se déroulent dans les grandes villes, Los Angeles, San Francisco… Le bout du monde.
Ce que Nickel lui apprendra très vite (dès le premier jour, en fait), c’est que le monde en dehors de Nickel n’existe plus. Les mots «pitié» et «humanité» ne sont pas dans le vocabulaire du personnel de l’établissement, ni des surveillants, immondes tortionnaires, ni du directeur, dont la description physique de l’auteur, qu’il présente comme habillé fastueusement, est clairement celle d’un dictateur.
Un roman «trumpien»
L’idée même de ce nouveau roman s’est présentée à Whitehead à l’été 2014, une sombre période marquée par la mort de Michael Brown et Eric Garner, victimes de violences policières. L’écrivain, qui, à l’adolescence, dévorait les romans de Stephen King, allait au cinéma pour voir les films de John Carpenter et enregistrait les épisodes de The Twilight Zone, signe avec Nickel Boys ni plus ni moins qu’un roman d’horreur, mais d’une horreur malheureusement réelle.
Si la véritable Nickel Academy n’existe plus depuis 2011, de terribles révélations la concernant ont suivi sa fermeture (lire ci-dessous) et les violences policières, elles, continuent toujours de défrayer la chronique, en particulier avec le meurtre de George Floyd par quatre policiers, le 25 mai dernier à Minneapolis. Whitehead définit alors Nickel Boys comme «un roman « trumpien »», à savoir qui raconte, malgré un décalage d’un demi-siècle, la réalité d’une Amérique blanche dont la toute-puissance est désormais ébranlée par l’avènement des réseaux sociaux qui, s’ils n’empêchent pas le cauchemar de se perpétuer, le rend au moins visible aux yeux de tous, après avoir gardé tant de secrets révoltants pendant des siècles.
D’ailleurs, si Twitter avait existé à l’époque de Martin Luther King, on imagine facilement que les lois auraient interdit aux personnes de couleur de posséder un smartphone. Mais les raisons derrière Nickel Boys sont énoncées de manière beaucoup plus concise par Colson Whitehead, dans un entretien au quotidien britannique The Guardian : «Ma motivation d’écrire un livre sur deux garçons noirs dans les années 1960 vient simplement du fait que, historiquement, l’Amérique ne se soucie pas d’eux.»
Valentin Maniglia
Nickel Boys, de Colson Whitehead est paru aux éditions Albin Michel.
L’histoire de la Arthur G. Dozier School for Boys, qui tient son nom d’un ancien superintendant de l’établissement, est de celles que l’Amérique, pays autoproclamé de la liberté, aimerait oublier. Ouverte en 1900, elle fermera 111 ans plus tard, période pendant laquelle l’«école» est restée très secrète sur ce qu’il se passait en son enceinte.
Dozier était divisée, jusqu’en 1966, en deux campus, «Numéro 1» pour les garçons blancs et «Numéro 2» pour les garçons noirs. À l’époque où se déroule le roman, l’âge des garçons enfermés à Dozier/Nickel allait de dix à seize ans. Colson Whitehead décrit l’établissement dans Nickel Boys : «Vue du dessus, l’école blanche était identique à celle destinée aux étudiants de couleur. Elwood se demandait si elle était en meilleur état, comme les écoles de Tallahassee, ou si Nickel réservait la même éducation rude à tous les élèves, indépendamment de leur couleur de peau.»
L’histoire prouvera que non : si la punition corporelle a été interdite en 1968, et si la «White House», lieu de tous les sévices situé entre les deux campus, a été fermée en 1967, la découverte au début des années 2010 du cimetière de Boot Hill, qui se trouvait à côté du campus2, a été celle de près d’une centaine de corps de jeunes garçons (presque tous noirs et enterrés anonymement), victimes directes, pour la quasi-totalité, des châtiments corporels subis par le personnel de l’établissement. En 2019, 27 nouvelles tombes anonymes ont été découvertes puis exhumées.
Ces découvertes ont été rendues possibles grâce à un groupe d’anciens élèves de Dozier, les «White House Boys», qui a commencé à exposer ses révélations au grand jour dès le début des années 2000. L’État de Floride a présenté des excuses formelles à 25 victimes de l’école en 2017. Le groupe des «White House Boys» était alors composé d’environ 400 anciens élèves.
V. M.