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Covid-19 à Metz : la mort des aînés a choqué dans les Ehpad


Le groupe d’âge que la gérontologie appelle le grand âge et le très grand âge (les plus de 80 ans) est particulièrement invisibilisé des débats publics et des dispositifs de participation sociale. (photo RL /Stéphane Stifter)

La crise sanitaire du Covid-19 a été un choc. Un arrêt sur image où chacun s’est mis à espérer d’autres lendemains. Six chercheurs de la Maison des sciences de l’homme de Lorraine ont réfléchi au monde d’après. Ce lundi, les sociologues Frédéric Balard et Ingrid Voléry .

Les sociologues Frédéric Balard et Ingrid Voléry, professeurs à l’université de Lorraine, conduisent une recherche sur la gestion de la Covid-19 dans les Ehpad ( Recherche nationale CovidEhpad coordonnée par la plateforme des recherches sur la fin de vie).

Les personnes âges sont-elles considérées comme étant un peu hors de la société ?

Pour les sociologues, les « personnes âgées » en tant que groupe social et individu sont « construites » par les sociétés dans lesquelles elles s’inscrivent. Cela ne veut pas dire que la sénescence n’existe pas, nous en faisons tous et toutes l’expérience quotidienne. Cela veut dire que chaque société manipule les signes associés à la sénescence pour se construire une image des âgés et leur assigner aussi des places particulières qui peuvent varier d’une époque à une autre. Des anthropologues américains, ont par exemple montré que notre vision, associant la vieillesse à l’altération physique, coexiste avec d’autres visions la caractérisant plutôt à travers des rôles sociaux particuliers (familiaux notamment). Être vieux, ce n’est pas perdre son autonomie physique, c’est devenir arrière grand-parent, ne plus participer à certaines activités etc.

De ce point de vue, on ne peut pas dire que les personnes âgées sont « en dehors » de la société. Elles sont plutôt des analyseurs révélant les caractéristiques profondes des sociétés dans lesquelles elles s‘inscrivent. Prenons, par exemple, le très grand âge : s’il est effacé des mises en scènes publiques de la vieillesse au profit de la figure du senior, c’est aussi parce que notre société promeut les corps sains et met à distance les traces de l’altération corporelle, de la perte d’autonomie physique et de la mort.

Comment le Grand-Est a géré cette crise au niveau des EHPAD. Y avait-il d’autres solutions ?

La recherche Covid-Ehpad que nous menons est en cours et il est trop tôt pour en tirer des résultats définitifs. Par ailleurs, ce premier volet de l’enquête porte sur les vécus des professionnels, des aînés et des familles. Elle apporte moins d’éléments sur les dimensions institutionnelles et politiques. Ceci dit, il est difficile de répondre à cette question sans rappeler la diversité des Ehpad et sans la resituer dans le contexte. Nous entendons par là le contexte des décisions prises à l’échelle nationale, régionale et à celle des établissements mais aussi les séquences de traitement politique de la crise qui ont beaucoup contraint les EHPAD. Certaines séquences (les trois premières semaines) sont marquées par le manque de matériel de dépistage et de protection, ce qui est moins le cas maintenant, les consignes sanitaires sur le port du masque ont évolué au fil de la crise, les symptômes devant alerter et les tableaux cliniques de la Covid-19 s’agissant des personnes âgées également. Ce sont d’ailleurs souvent les contradictions inhérentes à ces phases qui ont été mal vécues par les professionnels des Ehpad – ne pas avoir recommandé le masque puis en imposer le port, avoir annoncé la reprise des visites puis annoncer le soir même une autre modalité de déconfinement demandée par l’ARS.

« La décision de mettre les services du 15 au cœur du dispositif d’orientation des malades au début de la crise n’a, par exemple, pas facilité la prise (ou la reprise) de contacts entre médecins coordinateurs des Ehpad et médecines de spécialité de ville ou hospitalières.» (photo RL /Pascal Brocard)

« La décision de mettre les services du 15 au cœur du dispositif d’orientation des malades au début de la crise n’a, par exemple, pas facilité la prise (ou la reprise) de contacts entre médecins coordinateurs des Ehpad et médecines de spécialité de ville ou hospitalières.» (photo RL /Pascal Brocard)

Y a-t-il eu d’autres décisions controversées ?Comme dans toute action collective, les décisions prises à un instant contraignent les suivantes. La décision de mettre les services du 15 au cœur du dispositif d’orientation des malades au début de la crise n’a, par exemple, pas facilité la prise (ou la reprise) de contacts entre médecins coordinateurs des Ehpad et médecines de spécialité de ville ou hospitalières. Elle a également placé les représentations et pratiques des régulateurs du 15 au cœur du processus de tri et d’orientation des patients – processus qui a pu conduire à des décisions de non-hospitalisation pour des patients connaissant souvent d’autres problèmes de santé, en particulier dans les nombreux cas de suspicion de Covid non confirmés du fait de l’absence de tests PCR. Et ceci se comprend très bien : les demandes des Ehpad n’ont pas été traitées par des gériatres spécialistes de la clinique des âgés et appréciant peut-être les risques et chances de survie différemment que n’ont pu le faire les médecins du 15, formés à la médecine d’urgence et à des pratiques de tri basées entre autres sur l’appréciation de la robustesse des organismes en regard des âges.

Qu’est-ce qu’en a dit la presse ?La presse a largement titré sur le nombre de morts et l’hécatombe, suivant la voie ouverte par une communication étatique centrée sur la crise et l’État d’urgence ( voir la tribune du philosophe politique italien Georgio Agamben dans Le Monde du 24 mars). Elle a notamment souvent insisté sur des EHPAD dépassés, incapables de protéger leurs résidents, là encore en emboîtant un mouvement de critique sociale forte des EHPAD antérieur à la pandémie et très mal reçu par des professionnels souvent peu rémunérés, contraints à de lourdes charges de travail et exerçant des fonctions peu valorisées socialement. Or ce que l’enquête en cours montre, c’est aussi des capacités de bricolage importantes d’établissements qui ont mobilisé les ressources locales de proximité : des stocks de masque du réseau de voisinage qu’ils n’ont pas toujours été autorisés à utiliser aux moments où le port du masque dans les lieux non atteints n’était pas recommandé, des bénévoles du voisinage, des stagiaires ou des aides venant des hôpitaux pour les établissements qui entretenaient des liens forts à ces structures avant la pandémie.

Comment la société française perçoit-elle les personnes âgées ?

L’expression « personnes âgées » laisse croire à un groupe homogène du fait de l’âge chronologique atteint. Mais comme les autres groupes d’âge, elles sont en fait plurielles et leurs expériences et points de vue varient fortement selon leurs milieux sociaux, leurs modes de vie, leurs parcours biographiques, les réseaux sociaux et familiaux dont elles disposent ou encore les rôles occupés de manière différentielle par les hommes et les femmes. Cette pluralité est à rappeler à l’heure où le critère de l’âge s’est affirmé comme un critère de gestion de la crise sanitaire et du confinement (voir les débats autour de l’hypothèse d’un déconfinement par âge).

«Nos sociétés fabriquent des images stéréotypées et ambivalentes de ces aînés», estiment les sociologues Frédéric Balard et Ingrid Voléry. (photo RL /Pascal Brocard)

«Nos sociétés fabriquent des images stéréotypées et ambivalentes de ces aînés», estiment les sociologues Frédéric Balard et Ingrid Voléry. (photo RL /Pascal Brocard)

 

Ceci étant, nos sociétés fabriquent des images stéréotypées et ambivalentes de ces aînés. D’un côté, depuis plusieurs décennies maintenant, les personnes âgées sont présentées comme en santé, en désir de participation sociale, productrices de solidarités sociales et familiales mais aussi, pour certaines d’entre elles, consommatrices, ciblées par des dispositifs mercatiques qui ont activement participé à construire l’image du « senior ». De l’autre, elles sont présentées comme « fragiles », «vulnérables », peu capables d’appréhender l’étendue de leurs besoins et à protéger pour les plus âgées d’entre elles. Ce groupe d’âge, que la gérontologie appelle le grand âge et le très grand âge (les plus de 80 ans) est particulièrement invisibilisé des débats publics et des dispositifs de participation sociale. Pourtant, si l’on tient compte de l’âge moyen actuel d’entrée dans les Ehpad  ( 85 ans avec une durée de séjour moyenne de 2 ans et demi depuis 2007 ), il a été particulièrement touché lors de la pandémie.

Enfin, les transformations démographiques en cours depuis la deuxième partie du XXe siècle ont aussi contribué à associer la perspective de la mort à ce groupe d‘âge. Si au XVIIIe siècle encore, les taux de mortalité affectaient autant les jeunes enfants que les âgés, on meurt aujourd’hui surtout aux âges avancés. Ce qui fait que notre société a tendance à considérer que la mort est plus « normale » lorsqu’elle survient aux âges avancés et que les personnes âgées seraient plus que les autres préparées à affronter la mort – ce qui ne va pas de soi. Ce cadre général n’empêche évidemment pas, que dans certains espaces, ces représentations sont infléchies et peuvent laisser place à d’autres manières de considérer les aînés. Toujours est-il que la pandémie Covid-19 a placé sous les feux de l’actualité ce très grand âge, en particulier celui vieillissant en Ehpad, et plutôt sous l’angle de sa fragilité et de sa vulnérabilité – une condition de « victime » qui s’est d’ailleurs aussi accompagnée de modes d’encadrement plus tutélaires.

(Propos recueillis par le Républicain lorrain)