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En Espagne, le flamenco craint l’estocade


La survie des tablaos demeure en péril, alors qu'elles font vivre «90% des artistes» de flamenco. (illustration DR)

Après la fermeture, début juin à Madrid, de la Casa Patas, haut lieu du genre vivant essentiellement, comme tant d’autres, du tourisme, les chanteurs et danseurs s’inquiètent sur l’avenir même de la discipline.

Les chants et les pas de flamenco ne résonnent plus dans la Casa Patas à Madrid : ce temple du genre a fermé début juin pour cause de pandémie, après 32 ans d’existence. Une «claque» pour le secteur qui parle de «danger d’extinction». «Puisqu’ils ne nous aident pas, les salles de flamenco disparaissent», alerte depuis plusieurs semaines Federico Escudero, le président de l’Association nationale des tablaos de flamenco d’Espagne (ANTFES), qui représente une centaine de ces salles typiques du genre, avec 3 400 emplois directs, fermées (pour la plupart) depuis mi-mars.

Malgré la réactivation progressive de l’économie en Espagne, et ce, en dehors des quelques sursauts, récents, de la pandémie (notamment en Catalogne et en Galice), la survie de ces salles demeure en péril selon l’ANTFES, alors qu’elles font vivre «90% des artistes» de flamenco, un art inscrit au patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco. Car les tablaos, dont le nom renvoie aux estrades qui résonnent au rythme des talons des danseurs, accueillent des spectateurs composés jusqu’à 90% d’étrangers.

Ces salles offrent un spectacle intimiste autour de chanteurs, danseurs, des guitaristes, des batteurs de cajón ainsi que des palmeros qui frappent le rythme avec leurs paumes («palmas»), le tout dans un local fermé qui s’adapte difficilement aux nouvelles normes de distanciation. Ainsi, la fermeture de la Casa Patas fin mai n’est que «la partie émergée de l’iceberg» d’une possible «claque» à venir pour le secteur, s’inquiète son propriétaire, Martín Guerrero.

Que le flamenco soit inscrit comme patrimoine immatériel de l’Unesco nous fait une belle jambe! Nous, on voudrait déjà survivre
(José Mercé, chanteur, sur la radio publique RTVE)

La Casa Patas, ouverte en 1988 dans le quartier de Lavapiès à Madrid, fait figure de haut lieu du flamenco et de tablao typique : une salle et une scène petites, 120 chaises très serrées, ce qui empêche de «s’en sortir financièrement» si la capacité d’accueil est réduite, affirme Martín Guerrero. Entouré de photos d’artistes qui s’y sont produits, comme Diego El Cigala, et de spectateurs assidus, dont le guitariste Paco de Lucía, disparu en 2014, il confie que la fermeture a été «très difficile à supporter», pour lui et les 25 employés licenciés, dont certains y travaillaient depuis une vingtaine d’années.

À côté d’un grand portrait de son père, défunt fondateur du lieu, Martín Guerrero regrette son «atmosphère fantastique» : «Ce bar où vous pouviez rencontrer des artistes, des fans, des gitans, des Andalous, des Madrilènes, des élèves (de flamenco), des touristes du monde entier.» À Barcelone, de son côté, Mimo Agüero tente d’éviter le même sort pour le Tablao de Carmen, inauguré il y a 30 ans en l’honneur de Carmen Amaya, grande figure du flamenco.

«Tant que le tourisme ne sera pas revenu à la normale, au rythme d’avant, nous ne pourrons pas ouvrir», explique le responsable de la salle. «Comme le gouvernement ne nous aide pas, nous ne savons pas ce que nous allons faire», déplore-t-elle. L’ANTFES sollicite ainsi un «plan d’aide national» qui prévoie la prolongation des plans de chômage partiel jusqu’au 31 décembre et des subventions pour pallier le manque de touristes. Ils demandent aussi d’éliminer la réduction des capacités d’accueil, sans quoi «95% des tablaos devront fermer».

Malgré l’avenir incertain, le flamenco «est absolument vivant» comme «partie de la culture populaire de l’Andalousie» et d’autres régions d’Espagne, assure Martín Guerrero. Ses artistes se produisent dans de nombreuses fêtes populaires, ainsi que dans des théâtres traditionnels, certes aujourd’hui, en ligne ou dans des salles sans public. En outre, le flamenco est promu par des «enseignants, des académies» et des institutions telles que la Fondation Casa Patas, un conservatoire et une salle de répétition, qui eux, resteront actifs, souligne le maître des lieux.

« Tout le monde passe par les tablaos ! »

Jesús Iglesias del Castillo, du Circulo Machado, cheville ouvrière du Flamenco Festival Esch (dont l’édition de cette année a été reportée à 2021), évoque les difficultés que connaissent les artistes en Espagne, bien que la création d’un premier syndicat professionnel et la reconnaissance récente des tablaos comme «biens d’intérêt général» donnent de l’espoir à toute une discipline.

Début juin, des établissements phares du flamenco, comme la Casa Patas ou le Café de Chinitas, stoppaient définitivement leurs activités. Et d’autres devraient suivre. Pourquoi ?
Les tablaos vivent du tourisme. Et aujourd’hui, la plupart d’entre eux ne sont pas encore ouverts. Ce sont des salles plutôt petites, qui ont besoin d’être remplies à 100% pour être rentables. Si les étrangers n’y sont pas, ça ne marche pas ! D’ailleurs, prochainement, certains devraient ouvrir à perte. À Madrid, et en Andalousie par exemple, ils ont même acquis le statut de « biens d’intérêt général ». Dans les faits, ça n’implique, pour l’instant, aucune aide financière concrète, mais la bouée de sauvetage est jetée.

Pour le flamenco, quelles seraient les conséquences de la fermeture d’une majorité de tablaos ?
Ce serait une catastrophe ! Car la plupart des artistes vivent grâce aux tablaos. C’est leur gagne-pain ! Bien sûr, ils peuvent partir en tournée avec une compagnie, mais leur salaire mensuel vient de leur prestation dans ces petites salles, payée 50-60 euros de l’heure. C’est d’ailleurs le cas de ceux que l’on présente au Luxembourg, en dehors des stars, des grosses pointures… N’oublions pas non plus que c’est aussi une porte d’entrée, un tremplin, une pépinière pour les nouveaux talents. Si les autorités ne trouvent pas rapidement des solutions, pour les prochaines années, on aura très peu d’artistes en exercice. En dehors des enfants prodiges, tout le monde passe par les tablaos !

Peut-on dire que le flamenco est en danger ?
Ne tombons pas dans le fatalisme. Certains artistes auront toujours la possibilité de présenter leurs spectacles, de sortir un disque, et d’autres, malheureusement, passeront à autre chose, car ils ne pourront plus vivre de cet art. Ce virus laissera des traces, c’est certain (…) Face aux difficultés financières, un bon nombre d’entre eux ont dû se replier dans leur famille, qui reste, dans les pays du Sud, la meilleure sécurité sociale ! Parallèlement, comme dans d’autres secteurs culturels, des initiatives, positives se sont multipliées (comme les sites Home Flamenco ou Farmacias de guardia). La plus importante reste toutefois la création d’un syndicat, Unión Flamenca, qui, pour la première fois dans l’histoire de la profession, réunit les artistes pour défendre leurs droits. C’était le moment ou jamais !

Recueilli par Grégory Cimatti

Le best of de l’édition 2019 du Flamenco Festival Esch