Sculpteur rare et dessinateur de talent, Charles Kohl (1929-2016) reste pourtant peu connu du grand public. La Villa Vauban rattrape le coup et dévoile l’étonnant travail d’un artiste fasciné par la condition humaine.
Mais qui est donc Charles Kohl ? Voilà une question ouverte à laquelle tente de répondre aujourd’hui la Villa Vauban, en célébrant un artiste majeur du Luxembourg, ayant pourtant disparu des radars du grand public un long moment. Mais l’amnésie permet au moins de belles retrouvailles, et c’est le cas ici, à travers la réunion de 70 dessins et sculptures qui cherchent donc à raconter leur créateur et ses obsessions.
Pour mieux cerner le réservé personnage qui, dans une vidéo projetée au musée, reconnaît ne pas «aimer parler de son travail», il faut d’abord faire confiance aux soutiens de toujours. Le collectionneur Jean Hoss : «Dans une œuvre, on recherche l’émotion. Lui, il en donne beaucoup !» Ou encore Jean Aulner qui le convia à six reprises dans sa Galerie de Luxembourg : «Il a un point de vue singulier sur l’humanité. C’est un individualiste qui n’a jamais suivi les modes. Et ses œuvres expriment bien cette personnalité.»
Guy Thewes, directeur des lieux, souligne quant à lui trois attributs principaux : «Une créativité énorme, dans la forme et les matériaux utilisés. Une originalité incomparable. Et des préoccupations universelles, comme la mort, la peur, la solitude, la vulnérabilité, la finitude de l’existence…». Dans ce jeu des symboles, d’autres iront même plus loin, comme Lydie Polfer, bourgmestre de la Ville de Luxembourg, replongeant en confinement quand elle évoque des œuvres aux figures «emprisonnées, limitées, privées de liberté».
Il y a sûrement de tout ça pour dépeindre Charles Kohl et ses élans artistiques, multiples et débutés très tôt. «Tout gosse, j’aimais dessiner, peindre, modeler…», avouait-il, il y a une vingtaine d’années, dans son atelier. Tout au long de sa vie, il n’a d’ailleurs jamais voulu privilégier un art à un autre, comme pour ne pas laisser une seule trace, trop voyante. Le geste est aussi malicieux : alors que ses personnages rappellent les sculptures antiques, sans tête, ni bras, ils sont pourtant solidement ancrés dans une réalité terrestre. Parfois dramatique, comme lorsque durant la Seconde Guerre mondiale, Charles Kohl perd son frère aîné.
L’art est plus profond que de représenter une belle chose en soi
Difficile alors de ne pas comprendre son penchant, jaillissant de son œuvre, pour les affres de la condition humaine, la douleur du corps, et cette cruelle pesanteur dont il faut s’affranchir. Logiquement, la Villa Vauban met à l’honneur, dès l’entrée, l’imposant Guerrier blessé (1956), qui a valu à Charles Kohl l’honneur du prix Grand-Duc-Adolphe – un second suivra en 1962.
Touché de deux flèches, dont l’une en plein cœur, son soldat est en train de mourir. Le symbole d’une peur et d’un désespoir pour l’artiste, avec cette sculpture impuissante, dont le bouclier ne sert qu’à encaisser les coups, mais jamais à en donner. En réponse, ses saltimbanques (voltigeurs, acrobates, dresseurs de destriers…) ne cherchent qu’à prendre de la hauteur, repousser les limites, basculer dans la démesure. «C’est une forme d’exagération», confiait Charles Kohl.
Entre les deux humeurs, l’artiste avance sans retenue. Il jongle avec les matériaux (bois, marbre, plâtre, bronze, argile…), saute de l’abstrait au figuratif, et, encore une fois, s’impose de ne pas choisir entre la sculpture et le dessin. Ce dernier n’a, en effet, aucune vertu préparatoire : il existe en tant que tel ! Dans un dialogue permanent, les deux disciplines s’appuient et s’enrichissent, comme le confirme Jean Hoss : «C’est un sculpteur qui peint ou alors un peintre très sculptural», disait-il pour définir Charles Kohl.
Bien sûr, malgré ces allers-retours, les affinités persistent : celles pour les bandages, cordes et voiles, qui enserrent les silhouettes, peinant à se libérer de leur coquille, aveuglées et drapées comme les Amants de Magritte. Ces bustes, aussi, à l’épiderme en écorce ou en écaille, soulignés par un léger halo de lumière. Ces corps qui fourmillent, s’empilent, quand ils ne se perdent pas dans la disproportion, gonflés à en rendre la tête toute petite. N’oublions pas, dans la panoplie, les stèles et monuments visibles dans tout le pays (Luxembourg, Contern, Diekirch, Ettebruck…), dressés vers le ciel tel d’étranges totems. Rappelons également au passage sa contribution au «Monument aux morts» du musée de la Résistance à Esch-sur-Alzette (1956).
Restent enfin le regard sans vie de ces orbites creux, ces fantômes muets, ces visages sans bouche ou, au contraire, affichant uniquement un sourire narquois, alors que tout semble s’écrouler autour d’eux. On regrette d’ailleurs que la Villa Vauban n’ait pas pu réunir plus de pièces du genre, les plus tardives de l’artiste mais probablement les plus marquantes. Entre noirceur et légèreté (comme celle suggérée sans ambages par la bien-nommée sculpture Saute-Mouton, présentée à la première biennale de Paris en 1959), le visiteur cherchera sa vérité. Celle de Charles Kohl est définitive : «L’art est plus profond que de représenter une belle chose en soi. Je ne sais pas si ce que je fais est violent, ou choquant. Mais il suffit de regarder autour de nous pour voir des gens qui souffrent, peinés.»
Villa Vauban – Luxembourg.
Jusqu’au 17 janvier 2021.
www.charleskohl.com