Pour son premier film tourné en anglais, l’Autrichienne Jessica Hausner pénètre dans l’un des grands mystères de l’univers : la recherche du bonheur.
Sous une forme propice à la réflexion, celle de la science-fiction, et un postulat de départ fascinant, celui d’Alice, une mère célibataire (Emily Beecham) et botaniste entièrement dévouée à sa tâche, celle de créer une fleur dont l’odeur a le pouvoir de rendre les gens heureux.
Little Joe est un détour (ou, l’avenir nous le confirmera, un tournant) dans la filmographie soigneusement construite de la cinéaste, qui s’est déjà penchée sur la frontière ténue entre le merveilleux et le menaçant, en particulier dans Hotel (2004) et Lourdes (2009). Hausner explore ici plus en profondeur le cinéma de genre avec lequel elle s’est acoquinée à plusieurs reprises, mais toujours avec une subtilité déconcertante derrière l’allure glaciale et minimaliste que le film porte en surface.
Faussement stérile, l’esthétique du film doit beaucoup à la composition superbe des plans de ce laboratoire immaculé pointillé du rouge sang de la fleur, au milieu duquel se dressent les deux personnages, antinomiques jusque dans l’apparence – Chris (Ben Whishaw) a la peau très blanche par-dessus laquelle il porte une blouse du vert le plus fade, tandis qu’Alice, endossant la même blouse surmontée de ses cheveux courts et gonflés d’un roux-orange éclatant, cultive sa ressemblance avec la plante exotique.
Derrière l’image imprimée sur papier glacé, Jessica Hausner déplace l’angoisse de personnage en personnage – angoisse soutenue par une musique expérimentale, où l’élégance d’une flûte japonaise rencontre la stridulation parfois écrasante de la composition électronique – pour finalement revenir au personnage d’Alice, le prisme qui cristallise tous les thèmes que le film aborde. Elle et la plante, qu’elle baptise Little Joe d’après le prénom de son fils, sont à la fois le problème et la solution aux problèmes du monde que Jessica Hausner met en scène. Les prédécesseurs de Little Joe utilisaient déjà le procédé de la nature comme parabole sociale à l’intérieur de la science-fiction, depuis L’Invasion des profanateurs de sépultures (Don Siegel, 1956, qui prévient des dangers du maccarthysme) jusqu’à Stephen King et Les Enfants du maïs (1977, qui traite du fanatisme religieux et développe une symbolique antiguerre du Vietnam).
À l’heure où le débat sur la préservation de la planète scinde le monde en deux, Hausner fait le choix d’une nature rare qui reprend ses droits. De même que la créature de Frankenstein s’émancipe de son créateur, Alice sait qu’elle a créé un monstre, mais la dimension prométhéenne du colosse de Mary Shelley disparaît ici pour ouvrir la voie à un twist final – autre héritage du cinéma d’horreur classique – qui ne manquera pas de déranger le spectateur.
Il faut cependant voir Little Joe surtout comme une dissection de l’idée, au départ un peu abstraite, de ce que signifie être une femme dans un monde professionnel qui demande beaucoup de temps et d’implication, et partager cela avec son quotidien de mère. Ce dernier rôle, qu’Alice se force à jouer dans la société, est éclipsé par sa vie professionnelle, qui ne lui accorde aucun temps libre (comprendre que la plante, véritable femme fatale du film, vampirise le personnage de la botaniste). Dans son travail, pourtant, elle est confrontée aux problèmes réels du monde : l’immobilisme psychologique de ses supérieurs (des hommes d’âge moyen), la violence spontanée, la démence… Tout cela est moins endigué que stimulé par les effets de la plante, dont l’étrange pouvoir plane au-dessus du film, en aiguillant une société qui n’existe en réalité qu’aux dépens du miracle qu’elle promet.
Valentin Maniglia