Mathieu Klein, président du département de la Meurthe-et-Moselle et candidat bien lancé à la mairie de Nancy, jette les bases d’une «troisième voie» dans la relation franco-luxembourgeoise.
Le quadragénaire interpelle le gouvernement français via un courrier solennel, et les acteurs de la Grande Région à travers notre entretien exclusif. Ni la ligne exigeante du maire de Metz – les compensations fiscales à destination des communes – ni la ligne effacée d’une majorité d’élus lorrains – les petits pas sur les investissements d’infrastructures, au gré des opportunités : Mathieu Klein souhaite une politique enfin capable de fonder un «territoire commun», alimentée par un fonds franco-luxembourgeois, avec une gouvernance à la hauteur des enjeux.
La grande adolescence de la Grande Région (les piques alternées, les sommets trop creux, la défiance ou les accolades exagérées) doit cesser. L’occasion de cette crise est unique. C’est le temps d’une «relation adulte», confie-t-il dans un entretien au long cours.
Quels enseignements peut-on esquisser de la crise en Grande Région ? On a vu quelques élans de solidarité, mais aussi des carences nettes, comme au niveau de la fermeture des frontières.
La coopération sanitaire a fonctionné dans l’intérêt bien compris de chaque partenaire. Le Luxembourg a accueilli des patients français. Mais le Luxembourg a aussi vu les frontaliers continuer à travailler dans le système de santé luxembourgeois (NDLR : des éventuelles réquisitions de personnel ont été un temps évoquées par Paris). La réponse a été rapide et opérationnelle. Pour le reste, force est de constater que la Grande Région ne s’est pas hissée à un niveau capable de répondre à la crise ni aux enjeux transfrontaliers.
On a pu voir des scènes hallucinantes, comme ces véhicules de l’hôpital de Mont-Saint-Martin qui ne pouvaient plus faire leur plein au Grand Duché.
Je ne retiens pas les couacs. La situation a basculé de façon brutale, il y a eu des moments difficiles à gérer, et des ajustements nécessaires. Mais l’organisation de la mobilité, puisque vous m’en parlez, a été chaotique : la fermeture des frontières avec l’Allemagne et les communications parfois peu lisibles ailleurs ont brouillé les réponses. Les régions transfrontalières comme la nôtre auraient dû jouer un rôle de régulateur : à l’évidence, une meilleure coordination des mesures de confinement et de déconfinement a fait défaut.
Télétravail : nous n’étions pas suffisamment prêts
C’est vrai pour la circulation des habitants de ce bassin de vie, pour qui les frontières ne veulent plus dire grand-chose, mais aussi pour leur sécurité : une réouverture en ordre dispersé des commerces, des bars et des restaurants pourrait avoir des conséquences sanitaires désastreuses. Autre exemple, notre territoire transfrontalier aurait dû être davantage en pointe sur le télétravail : je le constate à l’échelle du conseil départemental de Meurthe-et-Moselle, c’est parce que nous avions pris des habitudes de télétravail en amont que nous avons pu fonctionner avec fluidité depuis mars. La polémique sur le déplafonnement des jours de télétravail frontaliers montre que nous n’étions pas suffisamment prêts.
Après la crise sanitaire, la crise économique. Dans votre lettre au gouvernement, vous évoquez la crainte d’un nouveau fossé entre les régions frontalières et le Grand-Duché, comme après 2008.
C’est au gouvernement français que je m’adresse, en relevant cette crainte. À mon sens, l’outil le plus efficace du développement transfrontalier, c’est l’Établissement public de l’Alzette-Belval (EPA). Une institution sous la responsabilité conjointe de l’État et des collectivités est la mieux positionnée pour construire une relation équilibrée et vertueuse avec le Grand-Duché. J’émets deux remarques importantes, toutefois : il faut élargir le périmètre d’action de l’EPA sur toute la bande frontalière, et pas seulement sur le territoire de Villerupt-Audun. Il faut également dépasser les questions d’aménagement du territoire pour s’attaquer au développement économique. Il faut sortir de cette logique à sens unique où, d’un côté on développe de quoi accueillir la main-d’œuvre et de l’autre, on développe les conditions de la création de l’emploi. Je le dis y compris au bénéfice du Grand-Duché, qui appuie son dynamisme sur un bassin transfrontalier (NDLR : 46% des actifs sont frontaliers).
Sortir de cette relation adolescente
Mais avec quels moyens, concrètement ?
Je ne me situe jamais en demande par rapport au Grand-Duché. Je le dis clairement, c’est le temps d’une relation adulte. Il faut sortir de cette relation adolescente.
C’est-à-dire ? Faut-il continuer à raisonner projet par projet, comme aujourd’hui, à base de cofinancements âprement négociés, ici pour un parking, là pour un bout de route ? Depuis le début de la crise, le mantra « mobilité » a été remplacé par le mantra « télétravail ». Mais toujours pas de vision globale chez les uns et les autres…
Au contraire, je dis qu’il faut un projet de territoire. Je propose un fonds de codéveloppement pour se donner les moyens d’agir sur toutes les dimensions du territoire transfrontalier : apprentissage des langues, santé, éducation – l’idée d’une cité scolaire transfrontalière à Micheville-Belval, emplois, culture, mobilité aussi bien sûr… mais la question des infrastructures et des transports ne peut plus être le seul horizon de notre relation. Nous avons trop de défis à relever avec cette crise. En tant que président de conseil départemental, j’ai par exemple un chantier urgent : la prise en charge de la dépendance des anciens travailleurs frontaliers qui vivent à plein temps en France.
En Lorraine, nous devons arrêter d’être dans une situation de quête permanente avec le Grand-Duché : ça n’a pas permis d’avancer jusqu’à présent. Tout comme du côté du Grand-Duché, il faut cesser de considérer que l’accès au marché de l’emploi, pour les salariés voisins, vaut solde de tout compte dans notre relation.
L’équation devient la suivante : soit la Grande Région est capable de s’emparer d’un projet de territoire. Elle s’en donne alors les moyens et la gouvernance. Soit il faut construire ce territoire dans la relation bilatérale, avec des intérêts partagés. Avec Nicolas Schmit, désormais commissaire européen, nous avions commencé à monter un certain nombre d’initiatives pour le soutien à l’ESS (Économie sociale et solidaire) luxembourgeoise et française, ou pour développer des initiatives communes en direction de la transition écologique par exemple.
Mais donc ? Un fonds de codéveloppement abondé y compris par le Luxembourg pour des investissements du côté lorrain ?
Oui. Un fonds franco-luxembourgeois, qui permettrait d’agir sur des dossiers identifiés ensemble, dans l’intérêt de chacun. C’est ce que j’appelle une relation adulte, car le développement de la bande frontalière française est profitable au Grand-Duché à tous les niveaux aussi : économique, écologique, de façon quotidienne.
S’agit-il d’une troisième voie que vous proposez dans le discours lorrain ? On retrouverait l’idée d’une « juste répartition de l’impôt en région frontalière », préconisée par le rapport Lambertz du Conseil de l’Europe, que vous citez dans le courrier. Mais il ne s’agirait pas là d’une finalité, plutôt du point de départ, d’une « pompe » pour amorcer une politique commune.
Le travail conduit par Karl-Heinz Lambertz démontre deux choses. D’abord qu’il ne peut y avoir codéveloppement sans règles du jeu équitables. Ensuite que la Grande Région est à la fois la zone frontalière européenne qui connaît le développement le plus intense, et paradoxalement celle qui est le moins outillée pour accompagner cette dynamique. Ce « gentil » décalage qui était acceptable avec quelques milliers de travailleurs frontaliers, n’est plus tenable maintenant qu’ils se comptent par centaines de milliers. Il devient urgent de changer d’échelle, en partant du principe du juste échange.
Vous évoquez également la nécessité de nommer du côté français un délégué interministériel à la relation avec le Grand-Duché. Pourquoi ?
La responsabilité du dialogue confiée au préfet de région et au président du Grand Est n’a pas fait la preuve de son efficacité. Le Grand-Duché s’adresse à nous avec un gouvernement et des ministres. Il faut donc un interlocuteur qui ait le même niveau et surtout, la même capacité de manœuvrer sur les sujets nationaux.
Enlevons l’étiquette de président du Département meurthe-et-mosellan. Comment le maire d’une ville comme Nancy pourrait voir la relation avec le Grand-Duché ? Thionville, Metz, on sent une évidence sur le sujet. Nancy ? C’est beau mais c’est loin…
(Il sourit) Nancy doit regarder vers le nord aussi, et ne pas laisser Thionville ou Metz sous-traiter la question seules. Je crois profondément à la logique articulée du Sillon lorrain (NDLR : l’axe politique et économique dans le tracé Thionville-Metz-Nancy-Épinal). J’estime que chacun doit y prendre sa part, dans une relation étroite avec le Grand-Duché, beaucoup plus qu’aujourd’hui concernant Nancy. Nous avons des partenariats dans le domaine de la médecine avec notre faculté. L’Université de Lorraine, plus globalement, est très vivante à Nancy. Nos étudiants formés en droit et en finance sont des profils appréciés et recherchés au Luxembourg. L’élargissement géographique du travail avec le télétravail nous interroge également depuis Nancy. Enfin, j’entends porter le projet de création d’une liaison ferroviaire rapide entre Nancy et Luxembourg, jusqu’au Findel. Même si la crise Covid19 rabat les cartes du transport aérien, mettre Nancy à moins d’une heure d’un aéroport international est un enjeu économique sérieux.
Et comme ailleurs dans la région, comme je l’ai dit dès le début de l’entretien : le déplacement pendulaire avec le Grand-Duché ne peut plus être le seul prisme de notre relation.
Dernière question : si la Grande Région doit aller vers plus d’intégration, que dire de l’Europe, dont elle est le reflet ?
Il est encore tôt pour tirer les leçons de la crise sanitaire actuelle, mais une chose est sûre : elle a mis le doigt sur des failles qu’il nous faut absolument combler si nous voulons être à la hauteur des crises économiques, sociales, climatiques voire démocratiques qui menacent. Force est de constater que le multilatéralisme, celui de l’Union européenne comme de la Grande Région, n’a pas fait preuve d’efficacité au cours des derniers mois. Cela ne veut pas dire qu’il est mort : le Luxembourg, la France ou même l’Allemagne peuvent-ils espérer peser sur l’échiquier géopolitique mondial en dehors d’un cadre européen ? Je ne le crois pas. Cette équation se vérifie aussi à l’échelle de notre Grande Région : le destin de nos territoires frontaliers est étroitement lié, leur interdépendance se renforce tous les jours, c’est pourquoi il nous faut inverser les fronts, pour que nos institutions cessent d’être à la remorque de la vie quotidienne de nos concitoyens.
Entretien avec Hubert Gamelon