Depuis une semaine, librairies et disquaires ont repris leur activité au Luxembourg. Mais comment concilier les gestes barrières avec le plaisir de fouiller dans les bacs, ou encore de feuilleter un ouvrage? Les intéressés témoignent.
Depuis le 11 mai, après deux mois de confinement, de nombreux magasins se sont remis en ordre de marche, la plupart heureux de revoir leur quartier s’animer (un peu), de retrouver leur clientèle et de se refaire, petit à petit, une santé financière. Le tout, bien sûr, en respectant au maximum les nouvelles normes de sécurité et de distanciation, avec pédagogie et diplomatie. Mais comment cela se passe-t-il réellement sur le terrain? Le Quotidien s’est penché sur la question et s’est tourné vers trois établissements au cœur de la problématique : la librairie Ernster, le magasin Vinyl Harvest et Le Reservoir.
Librairie Ernster : «Souvent, les clients nous disent : vous nous avez manqué…»
Paul Ernster, fils de Fernand, directeur de l’entreprise aux neuf points de vente au Luxembourg, se dit content du déconfinement. D’abord parce que le chiffre d’affaires dépend «principalement» de la vente en magasin. Ensuite parce que revoir des clients retrouver leurs petites habitudes lui fait chaud au cœur : «Beaucoup nous disent « vous nous avez manqué… »», raconte-t-il, précisant qu’il s’agit là surtout d’habitués – «les frontières n’étant pas encore totalement ouvertes» – au «pouvoir d’achat plus important» : «Souvent, ils prennent un livre, puis un autre…»
Depuis le 16 mars, date de la fermeture des établissements, la librairie, face à la soudaineté de la crise, a su répondre en s’appuyant sur son site, créé en 1999 (!) et fort de 7 millions de références. Sans oublier un autre soutien en ligne, celui de Letzshop. « On a joué cette carte, en rendant notamment gratuit les frais de port, détaille-t-il. On ne se voyait pas faire du « take away » devant la porte des magasins.»
Aussi subitement, la reprise a également suscité des adaptations : «Le plus important, c’est de rassurer les gens, de les mettre à l’aise autant que faire se peut!» Avec des bornes estampillées «Ernster», ornées de gel désinfectant et des masques pour tout le monde (le public comme le personnel). «On invite le client à se laver les mains à l’entrée pour qu’il puisse toucher les livres», explique Paul Ernster. Pour lui en effet, pas question de porter des gants, avouant plutôt un surprenant penchant pour le cache-cou… «Tout le monde en a un… On a tout un stock qui nous reste sur les bras après l’annulation de l’ING Night Marathon!» (il rit).
Reconnaissant qu’il est «quasiment impossible» de tout «nettoyer régulièrement», il compte sur la responsabilité et la discipline du client qui, pour l’instant, devra abandonner quelques habitudes, comme celle de flâner, de toucher et feuilleter les livres à tout-va… Et jusque-là, il n’a rien à redire. «Certes, il y a moins de monde, notamment au centre-ville. Quand on doit se passer de la fête de l’Octave, par exemple, ça se ressent! Mais l’atmosphère est bonne, et le respect permanent.»
Mieux, après avoir vendu, durant la quarantaine, de nombreux exemplaires de La Peste d’Albert Camus, et un autre sur la grippe espagnole de 1918, le libraire voit partir, «par palettes entières», le Guide auto-pédestre (Éditions Binsfeld). «Les gens veulent redécouvrir le Luxembourg et prendre l’air!», lâche-t-il. Un horizon enfin rafraîchissant.
Le Reservoir «C’était une réouverture assez sport!»
Dans la capitale, Christophe Ayroles, depuis 2006, fait dans le tout-culturel : jeux vidéo d’abord, puis BD, mangas, comics, DVD, CD et même vinyles! Comme tout homme chaleureux et au contact facile, qui «privilégie la vente et le conseil en magasin», la crise l’a conduit à s’acoquiner avec le numérique. Au Reservoir, «ce n’est pas trop notre truc, mais c’était devenu nécessaire!», avoue-t-il.
D’une part, pour «garder le contact avec la clientèle». De l’autre, de manière plus élémentaire, pour «payer les factures». Dans ce sens, l’aide de l’État (5 000 euros) et le fond de roulement (15 000 euros à rembourser) lui ont clairement permis de «sauver les meubles», tout comme un autre élan de solidarité, celui de sa propriétaire qui, «au bout de deux jours de confinement, nous a offert les loyers de mars et d’avril». Sympa. Preuve que l’entraide et l’esprit de camaraderie ne se limitent pas à sa meilleure vente de la crise sanitaire : le jeu Animal Crossing…
Depuis une semaine, le gérant a la tête dans les cartons. Il ne se voyait pas reprendre avant le «20 mai», date lâchée par Xavier Bettel dans son avancée à tâtons. «Et il y a quelques jours en arrière, il dit que dans une semaine, ça peut repartir, se souvient Christophe Ayroles. Franchement, c’était « sport »! Je pensais avoir le temps de faire une belle vitrine, de récupérer également la marchandise bloquée chez les fournisseurs. Eh ben non…»
Aujourd’hui, entre ses palettes de figurines et ses piles de livres à ranger, il a tout de même eu le temps, avec son équipe (de trois personnes), de mettre en place les mesures barrières : du gel, bien sûr, des masques – «on en met même à disposition, au besoin» –, mais pas de vitre en plexiglas, ni de ruban ou de quota de personnes autorisé au sein du magasin. «S’il y avait eu trop de monde, on aurait pu gérer», rassure-t-il.
Mais ce n’est pas le cas, pour l’instant… «Samedi, on a vu que la fréquentation n’allait pas être la même, dit-il. Avant, quand on voyait du monde dans un magasin, on se disait qu’il y avait quelque chose d’intéressant à y voir et on rentrait. Aujourd’hui, on fait demi-tour!» (il rit). Malgré tout, il chérit ces clients qui viennent les saluer, avec, au passage, quelques mots d’encouragement. Et une bonne conduite de circonstance : «Comme à la pharmacie, tout le monde est discipliné. C’est un signe positif. De toute façon, mieux on respectera les règles, plus vite on sera libres!»
Vinyl Harvest : «La peur n’est jamais bonne conseillère»
Depuis lundi, Vinyl Harvest, situé à Esch-sur-Alzette, a un tout nouveau site. C’est que Claudio Caruso , gérant-DJ, fan de musique électronique, s’est démené pour être à la hauteur des attentes numériques. «J’ai eu du boulot sur le webshop, soutient-il. Il faut bien s’adapter, surtout face aux commandes, importantes, sur le net. On n’a pas le choix face à une telle situation.»
Une pandémie qui, sournoise, l’a obligé à annuler ses vacances, les premières pour lui en quatre ans. «Tout était prêt pour que je parte à la mi-mars!», rigole-t-il avec du recul. Un Covid-19 qui l’a aussi étranglé financièrement, lui qui, à côté de sa passion musicale, travaille comme saisonnier aux casemates du Bock. Il loue alors la «rapide réaction» du gouvernement et ses aides, sans quoi ça aurait été «très difficile».
Ouvert fin 2017, son magasin, qui «mélange les genres», est, selon ses dires, «dans les règles». Comme chez ses homologues, du gel hydroalcoolique et des masques, dont certains, qu’il vend, «design et lavables!». En outre, il autorise un maximum de six clients dans son fief, mais comme peu d’entre eux flânent entre les rangées de disques, «tout se passe correctement».
Parmi les premiers visiteurs, bien sûr, les fidèles, amateurs de galettes, qui «viennent prendre un vinyle, faire un petit coucou et donner quelques mots de soutien». «C’est motivant comme jamais!», lâche-t-il, enthousiaste. Bon, pour profiter du petit jardin, du bar et des concerts en format réduit, il faudra toutefois attendre de nouvelles mesures de déconfinement. Bref, ce n’est pas pour demain que les clients arrêteront de ressembler aux Residents ou aux Daft Punk!
Grégory Cimatti