En tant qu’interprètes indépendantes, elles travaillent depuis des années pour la justice. Avec la crise, leur activité a pris un coup certain. Aujourd’hui, elles déplorent n’être éligibles à aucune aide de l’État.
D’habitude on les voit courir d’une salle d’audience à l’autre. Quand un prévenu ou un témoin ne parle pas la langue des débats au tribunal, elles l’assistent. Leur voix joue un rôle non négligeable dans les rouages de la justice. Car elles permettent à tous de s’exprimer ou de faire valoir leurs droits dans leur langue maternelle. Depuis de longues années, ces interprètes assermentées exercent leur profession en tant qu’indépendantes. Anglais, espagnol, portugais, italien… À chacune sa spécialité à côté des langues usuelles. C’est une activité où il y a du pain sur la planche quand on sait jongler avec les langues et les nombreux rendez-vous au tribunal et à la police.
Sauf que la crise est arrivée et tout s’est arrêté. «Mon calepin était plein de rendez-vous. Du jour au lendemain, tout a été annulé», se souvient Martine. Elle est l’une des deux interprètes-traductrices qui nous ont parlé. Elle n’est pas près d’oublier cette semaine du 16 mars où la justice a décidé, à l’instar du reste du pays, de se mettre en mode ralenti. Et donc, à part l’un ou l’autre petit prononcé ou affaire de détenu, les interprètes n’ont plus été sollicitées.
«Du côté de la police non plus, il n’y a pas eu beaucoup d’arrestations pour lesquelles nous avons été appelées», enchaîne Claudine. Le calcul est simple : sans ce travail, ses revenus ne rentrent plus… Voilà pourquoi elles ont décidé de faire une demande d’aide financière mise en place par le gouvernement pendant la crise.
L’indemnité d’urgence destinée aux travailleurs indépendants, nos deux interlocutrices n’y ont pas droit. Un critère est qu’il ne faut pas avoir gagné plus de deux fois et demi le salaire minimum social. Le calcul se fait sur la base des revenus de l’année 2019.
«Punie aujourd’hui parce que tu as fait des efforts…»
«Avec une taxe de 57 euros (TTC) par heure, tu dépasses vite ce seuil, surtout si tu es presque tous les jours disponible au tribunal et que tu interviens aussi lors des interrogatoires au poste de police la nuit ou le dimanche au cabinet d’instruction», explique celle qui exerce le métier depuis une vingtaine d’années. «Tu te plies en quatre, et aujourd’hui tu es en fait punie parce que tu as fait des efforts…»
Elles ont donc décidé de se rabattre sur l’aide destinée aux micro-entreprises qui promet un montant unique de 5 000 euros. «Là, aucun plafond n’est prévu. Il faut juste avoir subi une perte de revenu d’au moins 50 % entre le 15 avril et le 15 mai 2020. Ce qui est notre cas», appuie Claudine. Comme Martine, elle a introduit une demande. Mais toutes les deux ont reçu début mai une lettre de refus le même jour dans leur boîte aux lettres. Le motif avancé par le ministère de l’Économie, division des Classes moyennes, en charge de cette aide est qu’elles ne disposent pas d’une autorisation d’établissement.
«Certaines professions libérales sont soumises à une autorisation d’établissement. Mais pour exercer en tant qu’interprète, on n’en a pas besoin, car la loi n’en prévoit pas pour notre profession», soulève Claudine. «Ce qui fait qu’aujourd’hui, on est exclues d’une aide sur la base d’un critère pour lequel on ne peut rien», déplore notre interlocutrice.
Une reprise, mais des incertitudes
Contre la décision de refus, il y a la possibilité d’introduire un recours devant le tribunal administratif endéans un délai de trois mois. «Mais il faut forcément passer par un avocat. C’est-à-dire qu’il faut payer un avocat pour obtenir de l’argent qu’on n’a pas…»
Elles se sentent laissées en plan. Voilà pourquoi elles ont décidé de sortir de leur silence. «Payer une facture de téléphone, ce n’est pas le problème, mais dès que tu as un prêt à rembourser cela se complique.» Si avec leur statut d’interprète-traducteur elles peuvent aussi s’appuyer sur des traductions écrites, cette tâche a sacrément perdu de sa voilure pendant la crise. «Sans audiences, pas de citations ou de réquisitoires à traduire.» Des jugements à traduire, Claudine n’en a pas non plus reçu. Au moment où elle nous parlait, Martine était contente de pouvoir s’occuper avec quelques écoutes… «Nous sommes les oubliées du système, car il y a des professions libérales qui n’ont pas besoin d’autorisation d’établissement», lâche-t-elle.
Leurs déplacements à la Cité judiciaire, ces deux derniers mois, elles peuvent les compter sur les doigts d’une main. Et le retour à la normale, elles sont loin de le ressentir. Si depuis le 4 mai la justice reprend progressivement son rythme et que de nouvelles citations arrivent bien dans leur boîte aux lettres, il reste encore beaucoup d’incertitudes dans l’air. «Mardi après-midi, je devais venir pour un prononcé fixé à 15 h. À 14 h 20, on m’a appelée pour me dire que je n’avais pas besoin de venir, illustre Martine. Un manque à gagner qui n’est pas compensé.» Et en ces temps de crise, c’est d’autant plus dur à avaler…
Fabienne Armborst