Tous les soirs, la plateforme en ligne Henri propose un film rare ou inédit. Le directeur général de la Cinémathèque française, Frédéric Bonnaud, raconte au Quotidien les coulisses de cette initiative.
Elle est arrivée un peu comme un cadeau fait aux cinéphiles : la plateforme de cinéma en ligne Henri, qui tire son nom du fondateur de l’institution, Henri Langlois, propose depuis le 9 avril, et jusqu’à la levée du confinement en France et la réouverture des salles de cinéma, un film tous les soirs à 20 h 30. C’est une première, parce que les films proposés proviennent tous des collections de la Cinémathèque française. Une première aussi parce qu’il s’agit là de morceaux de cinéma rares voire inédits. Une première, enfin, parce que Henri est accessible gratuitement et partout dans le monde.
La mission du temple parisien du cinéma ne change pas en temps de confinement : éduquer, transmettre, faire découvrir… Et, bien sûr, faire plaisir aux amoureux du cinéma. Henri ne serait même que la cerise sur le gâteau qu’est le site de la Cinémathèque, où sont visibles plusieurs centaines d’heures de vidéos avec des conférences, des leçons de cinéma, des entretiens…
On y voit Dennis Hopper et Agnès Varda, Michel Legrand et Sergio Leone, Claire Denis et Martin Scorsese, James Ellroy et Jane Fonda. On y parle d’Hitchcock, de vampires, de techniques du cinéma, de Mario Bava. Bref, c’est tout à la fois un musée, une encyclopédie et une salle de cinéma. Frédéric Bonnaud, directeur général de la Cinémathèque française, répond aux questions du Quotidien à propos du rôle de Henri, de son avenir et des missions de la Cinémathèque française en temps de confinement.
En appelant la plateforme Henri, la Cinémathèque souhaite-t-elle revenir à Langlois en portant, comme héritage, sa façon de projeter les films ?
Frédéric Bonnaud : Oui, bien sûr, même si Langlois avait une façon de projeter les films qui était bien plus sophistiquée que ça. Pour la Cinémathèque, il n’y a pas de programmation sans éditorialisation, sans geste de programmation, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas juste de balancer un film comme ça, il faut savoir pourquoi on le fait. Quand on passe un film d’Epstein ou de Iosseliani, on en passe plusieurs, comme des minirétrospectives. Dans nos salles, on fait des rétrospectives complètes, mais ici ce n’est pas possible, déjà parce que les films d’un cinéaste existent très rarement tous en numérique, en plus de la question des droits.
Le travail de numérisation des films et des archives est donc déjà effectué ?
Bien sûr. Tous les films qu’on propose ont déjà été numérisés. Les laboratoires où s’effectuent les travaux de numérisation et de restauration ne travaillent pas. Ce que nous pouvons faire, à la limite, c’est de l’étalonnage, avec quelques personnes qui travaillent encore, mais uniquement à partir de quelque chose qui a déjà été numérisé. Ce qui est proposé n’est donc que ce dont on dispose déjà.
L’absence de salles de cinéma,
c’est un contexte inédit depuis 1895
Henri poursuit-il pour des cinéphiles plus aguerris un travail déjà amorcé par les chaînes de télévision ou certaines plateformes spécialisées, qui proposent du cinéma patrimonial plus grand public ?
Est-ce que ces plateformes sont gratuites ? (il rit). Vous savez, je regarde toujours le cinéma à la télévision. Pas plus tard qu’hier (NDLR : lundi), j’ai regardé L’Armée des ombres sur France 3. D’ailleurs, ce film avait été numérisé et restauré par l’ayant droit, Studio Canal, mais avec le concours du CNC, donc la puissance publique a souvent une certaine part dans tout ça. Mais pour vous répondre, Henri prend effectivement part à la mise à disposition du patrimoine cinématographique dans un contexte qui est celui, inédit depuis 1895, de l’absence de salles de cinéma – même en temps de guerre, même en 1968, les salles de cinéma ne s’étaient pas arrêtées – mais ce que propose Henri n’a pas grand-chose à voir avec les films de patrimoine que propose la télévision. Je n’ai rien contre Louis de Funès car je m’apprête à faire une grande exposition sur lui (il rit). Ce n’est pas du mépris ou du sectarisme. Mais les films de Jean Epstein ou d’Otar Iosseliani, ce n’est pas exactement comme repasser pour la 58e fois Le Corniaud. Disons que quand elle lance cette plateforme, la Cinémathèque veut rester la Cinémathèque. Nous passons des films que tout le monde ne passe pas et, même, que nous sommes les seuls à passer.
À propos de cette exposition Louis de Funès, qui avait d’ailleurs fait des remous à l’époque de son annonce, on imagine aussi qu’elle pourra sensibiliser le jeune public qui découvre de Funès maintenant, à travers les nombreuses rediffusions qui ont lieu pendant le confinement…
On n’y pouvait rien, l’exposition Louis de Funès était prévue depuis trois ans (il rit). On l’avait programmée au 1er avril pour faire un clin d’œil, mais on n’avait pas prévu qu’on ne pourrait pas l’ouvrir à cette date. Mais vous savez, les télévisions passent de Funès tout le temps, confinement ou pas. J’ai voulu faire une exposition de Funès parce que je voulais montrer que la Cinémathèque n’était pas sectaire, qu’il me fait rire et que je trouve personnellement que c’est un type génial, mais peut-être aussi parce que la Cinémathèque a un discours à tenir sur Louis de Funès. Qu’il soit devenu la valeur refuge en temps de confinement, très bien, ça me fait très plaisir. Mais en même temps, de Funès et ses films sont la valeur refuge des chaînes de télévision françaises depuis très longtemps, ce n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est que la Cinémathèque s’intéresse à lui. Quand l’exposition ouvrira – je ne sais pas quand – on pourra donc juger sur pièce, d’après l’expo et le catalogue, si l’on avait quelque chose à apporter à propos de de Funès.
Comment la plateforme anticiperait l’après-11 mai, s’il y en a un ?
Tant que la Cinémathèque ne peut pas rouvrir, et il semblerait qu’elle ne puisse pas rouvrir encore pendant longtemps, Henri continuera de proposer un film tous les soirs. Et, bien sûr, tous les films précédemment proposés restent disponibles. Donc tant qu’on ne peut pas faire de projection dans nos salles, Henri est la quatrième salle de la Cinémathèque française.
Est-ce que la fin du confinement signera la fin de Henri ?
Eh bien… Je ne sais pas (il rit) ! On aura de toute façon certains problèmes : la Cinémathèque française conserve des films qui ne lui appartiennent pas. Il faut en être conscient. On a des dizaines de milliers de copies, et ces copies ont des ayants droit dont il faut l’accord. On va déjà faire marcher Henri jusqu’à une réouverture possible. Maintenant on parle de septembre, si j’ai bien compris, et un film par soir jusqu’à septembre, ça fait beaucoup de films. C’est déjà pas mal. Mais je pense qu’à un moment ça s’arrêtera parce qu’on n’aura plus de films disponibles.
Un partenariat entre Henri et Cannes Classics (NDLR : la section du festival de Cannes qui propose du cinéma de patrimoine restauré) serait-il envisageable pour proposer du cinéma de patrimoine sans problèmes de droits ?
(Il rit) Sûrement pas ! Thierry Frémaux (NDLR : le directeur général du festival de Cannes) a été très clair, il a dit que l’édition 2020 du festival aura lieu de façon classique ou ne sera pas. Donc de toute façon, ni Cannes Classics ni Cannes tout court n’auront lieu numériquement. Il a raison : c’est complètement délirant de penser autrement. Vous imaginez le dernier film de Paul Verhoeven, qui est très attendu, et que tout le monde voit à la même heure sur l’écran de son ordinateur ? De même, les films de Cannes Classics ont leur importance : on les restaure afin d’être dans l’émotion collective de la projection. Donc il n’est pas question de les mettre sur une plateforme.
Entretien avec Valentin Maniglia
«On a besoin d’apprendre à regarder les films»
À l’heure où l’on écrit ces lignes, six films sont déjà disponibles au visionnage sur Henri, déclinés en trois thèmes. On commence par faire un tour dans l’univers de Jean Epstein, pionnier français du cinéma d’avant-garde, avec trois films : La Chute de la maison Usher (1928), qui a inauguré Henri, La Glace à trois faces (1927) et Le Tempestaire (1947). Puis on change d’époque, d’espace et de ton avec deux pépites issues de l’œuvre tragicomique du Géorgien Otar Iosseliani : Avril (1961), son film de fin d’études controversé, et le documentaire Un petit monastère en Toscane (1988). Et on découvre Soleil (1988), court essai autobiographique et expérimental de Pierre Clémenti, dans la section «Avant-gardes et incunables».
Quels trésors réserve la plateforme pour la suite ? «On va bientôt s’intéresser à Henri Langlois lui-même, dévoile Frédéric Bonnaud. Il y a beaucoup de choses que le public ne connaît pas sur lui, ce qui est tout à fait normal puisqu’il reste un érudit, un homme de musée. On mettra en ligne, jour après jour, un certain nombre de films d’après toutes les ressources que nous avons sur Langlois. Les gens pourront écouter sa parole sur le cinéma, qui est très intéressante, puisqu’il a été un grand montreur de films : ceux de la Nouvelle Vague avaient coutume de dire qu’ils avaient appris le cinéma chez Langlois, ce qui est absolument vrai. À part qu’ils n’ont pas appris à faire du cinéma chez Langlois, mais à regarder les films. Et je pense qu’aujourd’hui, plus que jamais, on a besoin d’apprendre à regarder les films.»
V. M.