Un crève-cœur : Pierre Villiers, jeune éleveur normand et producteur du fromage Neufchâtel, a dû se résoudre à jeter 15 000 litres de lait en trois semaines. Il s’agit d’une des innombrables perturbations des chaînes d’approvisionnement créées par l’épidémie mondiale de Covid-19.
Pas de chance, le pic habituel de production laitière printanier – moment où les veaux naissent et où les vaches retrouvent les prairies après un hiver à l’étable – coïncide avec l’écroulement simultané de pans entiers de consommation : fermeture des restaurants, marchés de plein air et baisse des exportations.
Un peu partout en Europe, premier bastion laitier mondial, la situation se reproduit à l’identique. Le Vieux Continent « croule sous trop de lait, et les cours s’effondrent », résume le Belge Erwin Schöpges, qui préside l’European milk board, regroupant les producteurs de 16 pays. La tonne de poudre de lait écrémé, un des baromètres du marché mondial, qui cotait 2 200 euros la semaine dernière (contre 2 600 euros au cours des six derniers mois) est tombée à 2 000 euros cette semaine, dit-il.
Difficile de trouver dans l’urgence de nouveaux débouchés pour des produits frais hautement périssables comme le lait, les fleurs, les fraises ou les asperges. « Les vaches ont du mal à comprendre qu’il faut s’arrêter de produire » plaisante tristement Pierre Villiers en racontant « tous les appels téléphoniques » pour essayer de relancer localement ses ventes et compenser la perte « du jour au lendemain » de 70 % de son chiffre d’affaires. Des épiceries de proximité et des AMAP en Île-de-France permettent d’écouler une partie de sa production, « mais c’est loin de compenser la fermeture des rayons découpe des supermarchés, celle des restaurants, cantines et marchés de plein air » dit-il.
« Du Brie au Rocamadour en passant par le munster ou le reblochon, la situation est catastrophique pour les producteurs de fromages dans les zones d’appellations protégées AOP » ajoute Michel Lacoste, président du conseil national des appellations d’origine laitières (Cnaol). « Nous nous sentons très seuls et isolés, nous avons perdu tous nos consommateurs d’un coup », dit cet éleveur laitier du Cantal en se demandant « si les 345 PME fermières en France seront encore là dans un mois ».
Appel à une « approche coordonnée et européenne »
Il est pour le moment impossible de quantifier les volumes excédentaires en Europe, affirme Mélanie Richard, cheffe économiste au Cniel, l’interprofession laitière française. « Ce sont surtout les petites laiteries qui sont menacées en Europe », précise Erwin Schöpges. « Dans plusieurs pays, en Allemagne et en Italie notamment, certaines ne collectent plus le lait, surtout celles qui fournissaient la restauration ».
Sur un plan plus industriel, la crise laitière européenne a démarré avec l’épidémie du coronavirus en Chine, lorsque les conteneurs de poudre de lait venus du Danemark ou de Bretagne n’ont plus été déchargés des bateaux par manque de bras dans les ports chinois. Puis, l’Italie, qui importe près de la moitié de son lait, notamment d’Allemagne et de France, s’est recentrée sur sa propre production : « Plus besoin de mozzarella ni de lait pour les pizzerias et glaciers fermés », souligne Erwin Schöpges. « Ensuite, tout est allé à une vitesse incroyable, on a du mal à suivre » ajoute le Belge qui multiplie les réunions pour tenter de trouver des solutions. Selon lui, « il faut absolument plafonner la production en Europe et indemniser les producteurs ».
Cette solution, beaucoup l’ont déjà adopté de leur propre chef, en France notamment. La filière Comté va produire 8 % de moins sur les trois prochains mois. Pour y parvenir, chaque éleveur doit allonger la période de repos de ses vaches entre deux vêlages, la durée de tétée des veaux, et réduire la ration alimentaire des vaches. Un travail très technique.
D’autres comme le Saint Nectaire ont choisi de congeler leurs fromages blancs, afin de les affiner et les vendre plus tard. Une solution pas possible partout : « la production de Parmigiano Reggiano doit continuer chaque jour de l’année car notre lait ne peut être ni pasteurisé ni réfrigéré, et l’arrêt de la production n’est pas une option » a déclaré jeudi Nicola Bertinelli, président du consortium.
Mercredi, le ministre de l’Agriculture français, Didier Guillaume, et sa collègue allemande Julia Klöckner ont appelé la Commission à une « approche coordonnée et européenne », ils demandent notamment un feu vert au « stockage privé » des denrées excédentaires. Une solution à laquelle l’European milk board est « absolument opposé » car les stocks vont « peser » pendant de longs mois sur les cours et les producteurs, comme en 2015/16.
AFP/LQ