Il est acclamé par les critiques et sera en compétition fin janvier à Angoulême… Ugo Bienvenu, avec Préférence système, a signé un thriller truffé de sujets essentiels et actuels. Entretien.
Dans Préférence système, son quatrième livre, Ugo Bienvenu, 32 ans, a marqué de son empreinte l’année 2019. Au-delà de son style rétrofuturiste et de ses puissants aplats de couleur, le jeune auteur s’impose ici avec un ouvrage fort, pour lequel il faut savoir lire entre les lignes. L’idée de départ? Notre monde moderne est si saturé d’informations qu’il faut détruire des œuvres. Au bout, le risque d’effondrement de la mémoire collective.
Entre les deux, des tonnes de questions philosophiques, essentielles : qu’est-ce qui fait la spécificité de l’homme en tant qu’espèce? Quels éléments peuvent encore fonder un socle commun pour l’humanité? Que lègue-t-on aux générations futures? Qu’est-ce qui résiste au temps? La révolution numérique achèvera-t-elle la pensée? Ode à la création artistique, à la sédition et au retour au réel, Préférence système est aussi un ouvrage puissant, qui interroge notre avenir proche et notre capacité à le changer.
Comment êtes-vous arrivé à cette idée de mémoire numérique qui sature?
Ugo Bienvenu : Le numérique est quelque chose d’impalpable, d’où la difficulté de le saisir dans son ensemble. À l’échelle mondiale, ça donne le tournis… D’où cette question : qu’est-ce que l’homme stocke, organise, ordonne? Cette phrase, je l’ai inscrite sur mon carnet. En gros! Elle m’a alors mené, petit à petit, vers la notion d’archivage, par extension, à celle de transmission, de mémoire individuelle et collective, au centre du livre.
Pourquoi avoir une telle préoccupation?
Le métier d’écrivain, de raconteur d’histoires, c’est, selon moi, de saisir des failles dans le réel, particulièrement quand cela mène à une forme d’inhumanité. Dès que je vois un comportement dans ce sens, qui implique ou non, d’ailleurs, une machine, je m’interroge : pourquoi cela arrive maintenant, où cela va nous conduire? De ces anecdotiques observations du quotidien, j’essaye de saisir une voie future, à travers les dangers qu’elle comporte.
Le futur vous angoisse-t-il?
Oui, si, encore, on parle de manque d’humanité. Ce qu’on va perdre de nous-mêmes par facilité. C’est un fait, mais aujourd’hui, on est assistés, on devient fainéants. On prend tout pour acquis, comme des enfants gâtés… La machine nous place dans un confort dont on est devenus dépendants, alors qu’il faut le remettre en question. Disons que je n’ai pas peur de l’individu, qui sera toujours capable, par sa réflexion, de résoudre ses problèmes. Mais j’ai peur de la masse : c’est elle qui impose un chemin global à suivre.
C’est-à-dire?
Un exemple : aujourd’hui, on est obligés de payer ses impôt en ligne, ou presque. Sans mail, c’est donc impossible! On parle là quand même d’une institution publique qui épouse une décision venue d’entreprises privées. Dans ce sens, la souveraineté des États est remise en question. Philip K. Dick l’avait évoquée dans les années 1960, et personne ne l’a écouté. Désormais, on développe des modes de vie qui profitent seulement à dix personnes.
Comment alors lutter?
Il faut comprendre le système, le décrypter, pour se dégager de la liberté. Mais ce n’est possible que si on a les contextes, les informations de base. Le titre Préférence système tient à cette idée : pour aménager le système à la marge, il faut en détenir les codes. Le risque le plus important que court l’humanité serait justement de les perdre, d’oublier tout ce qui l’a constituée jusque-là. Si ça arrive, on serait mal.
Votre ouvrage parle aussi d’un retour à la terre…
(Il coupe) Disons qu’il est plutôt question d’un retour à soi, ce que permet plus facilement, à mes yeux, le monde rural, alors qu’en ville, les stimulations sont trop nombreuses. Prendre le temps de se comprendre à nouveau, oui, c’est important. Les humains sont quand même très forts pour se raconter des mensonges. Mais pour changer le monde, il faut commencer par se regarder dans le miroir.
Votre ouvrage est-il à voir comme un avertissement qui prend sens dès aujourd’hui?
Ça me fait rire quand on parle de livre de science-fiction, simplement parce que j’y ai mis un robot. Mais on est déjà déshumanisés, corvéables à merci. Regardez la femme du personnage principal : elle est totalement soumise à son travail, ne sort pas de son bureau… C’est une machine à produire!
Fin 2019, vous avez obtenu le Grand Prix de la Critique ACBD, une référence en France. Qu’en avez-vous pensé?
Je suis un garçon assez froid, pas du genre à monter sur la vague, si vous voyez ce que je veux dire… Le seul truc qui m’intéresse, c’est de pouvoir continuer à faire mon travail, et si ce genre de distinction m’offre la possibilité de le faire, et peut-être dans de meilleures conditions, alors tant mieux! C’est ça qui me fait vraiment plaisir.
Abordez-vous le festival d’Angoulême avec tout autant de détachement?
Oui. Préférence système est derrière moi, et c’est le prochain livre qui compte. De plus, chez moi, il y a des avis qui comptent double, triple même, comme celui de ma femme, de mes amis, des gens qui gravitent autour de moi… Tout le reste est superflu, même si une remarque positive d’un lecteur est appréciable. Pour Angoulême, je n’attends rien de particulier. Surtout qu’à chaque fois que j’ai attendu quelque chose, j’ai été déçu.
Entretien avec notre journaliste Grégory Cimatti
Préférence système, d’Ugo Bienvenu. Denoël Graphic.