« Un compagnonnage entre créateurs »: à la Haute école des arts du Rhin (HEAR) de Mulhouse (Haut-Rhin), étudiants et handicapés travaillent de concert, une expérience « humaine et plastique » unique entre deux mondes qui s’ignorent bien souvent.
Le maître-mot, « c’est la rencontre », résume Céline Martin, l’une des initiatrices de cette expérience lancée il y a trois ans et intégrée depuis 2018 dans le cursus de l’école. Une « autre approche du travail plastique », « sans peur, sans colère, sans désir de séduction », explique cette plasticienne et éducatrice à Cap Cornely, foyer mulhousien pour personnes en situation de handicap mental. Le nom du module : « Rencontres singulières ». Le principe : les huit étudiants qui l’ont choisi et huit résidents plasticiens de Cap Cornely se retrouvent en binôme chaque jeudi après-midi pendant le premier semestre, d’octobre à janvier.
Ces quatre heures, souvent intenses, de création sont un exemple « radicalement novateur pour une école d’art en France », affirme Jan-Claire Stevens, professeur de dessin à la HEAR et qui encadre le module. Point crucial : les étudiants ne dispensent pas de cours. « On n’est pas dans le domaine de l’art thérapie, on est vraiment dans la rencontre d’artistes », une rencontre d’égal à égal, insiste David Cascaro, directeur de la HEAR. Les oeuvres produites pendant ces sessions sont exposées lors des journées portes ouvertes de l’école. Aucun programme, aucune matière, aucun support n’est imposé : les participants peuvent tout expérimenter, de la peinture au dessin, de l’argile au textile. Un cadre on ne peut plus large, éminemment propice aux expériences et, surtout, à la rencontre. « C’est très important pour les étudiants d’avoir des expériences avec d’autres publics et pas seulement de rester entre eux », insiste Jan-Claire Stevens, pour qui ce module constitue une expérience « humaine et plastique » où chacun « amène sa pratique dans un cadre de partage ».
« Il y a une forme de complicité qui s’installe dans la pratique »
Quelques séances suffisent pour nouer une authentique complicité, humaine et artistique, où les binômes retrouvent en un clin d’oeil leurs automatismes. A chaque fois, « on essaie de travailler plusieurs mediums, la peinture, le pastel, le découpage, la broderie, et de varier les formats. On s’éclate! », sourit Camille Nozay, 25 ans, en 3e année « Textile ». A ses côtés, sa binôme, Mary Pan, 47 ans et sourire facile, philosophe : « là, c’est de l’imagination, c’est de la rêverie. On essaie de créer un tableau qui nous ressemble un peu… » « Ca m’intéressait de travailler avec des personnes en situation de handicap », témoigne Pauline Keiflin, 34 ans (3e année « Arts »). Avec Christophe Ripp, 51 ans, elle expérimente une nouvelle façon « d’appréhender l’art et de produire. Une façon de communiquer différemment qui ne passe pas forcément par la parole ».
Depuis quelques séances, ils travaillent l’argile, dont ils tirent des « têtes de mort ». Christophe les « adore ». « Il y a une forme de complicité qui s’installe dans la pratique », explique Pauline. On s’enrichit l’un et l’autre (…) C’est la jointure de deux univers ». Coline Pennanech (2e année « Design ») et Nathalie Dreyfus, 55 ans, ont punaisé au mur une immense feuille de dessin. Chacune de son côté, elles peignent des personnages, des motifs, des bandes de couleurs… Travailler avec Nathalie « m’a permis de me libérer et de me dire que le regard des autres, c’était pas très grave », explique l’étudiante de 21 ans. « Venir là tous les jeudis, ça fait du bien et ça libère », confie-t-elle. Louis Moreau-Avila, 22 ans (section « Arts ») travaille sur un monotype avec Christian Krieg, 45 ans. « Ce qui m’intéressait, c’était ce travail à deux (…) une sorte de partition qui s’écrit +en live+ » avec une « écoute mutuelle hyper forte », explique le jeune homme. « Au fond, les artistes les plus avancés dans cette histoire, ce sont plutôt les personnes handicapées » qui « ont une expérience longue et régulière là où les étudiants sont encore en apprentissage », glisse Cascaro. Pour lui, ces rencontres sont comme un « compagnonnage entre créateurs » : « c’est un peu la magie des écoles d’art, les apprenants et les enseignants ne sont pas toujours ceux que l’on croit ».
LQ / AFP