Enfant, « je ne savais pas », confie Teresa Moon dans la cuisine de la petite maison où elle vit depuis soixante ans. De sa fenêtre, on aperçoit le parc limité par un mur érigé dans les années 1940 pour séparer son quartier noir, à Détroit, d’un projet immobilier destiné aux Blancs.
« Dans ce quartier, on nous apprend à être fiers de qui nous sommes alors pourquoi est-ce que mes parents m’auraient dit quelque chose qui aurait détruit tout cela: qu’il y avait un mur pour me séparer d’autres gens? », explique, entre plusieurs silences poignants, cette ex-employée municipale âgée de 66 ans. Charismatique, dynamique, Teresa Moon est un peu devenue la voix du quartier surnommé « 8 Mile », en référence à la grande avenue qui a longtemps séparé Détroit la Noire de ses grandes banlieues blanches. Toutes sont centrées sur l’industrie automobile, longtemps moteur d’une ville devenue l’une des plus pauvres des grandes agglomérations américaines.
Le rappeur blanc Eminem a rendu célèbre « 8 Mile » avec le film éponyme. Mais « Eminem n’était même pas de Détroit, il vivait à Warren », une ville à quelques kilomètres de là, lâche Teresa Moon. Elle est arrivée ici à six ans, en pleine ségrégation raciale aux Etats-Unis. Après 250 ans d’esclavage, le pays avait glissé dans un système séparant les Noirs des Blancs qui a perduré légalement dans certains Etats jusque dans les années 1960. Puis s’est maintenu pernicieusement en certains endroits où les populations ne se sont pas mélangées. « Détroit est encore la zone métropolitaine du pays où il y a le plus de ségrégation », affirme Eric Williams, avocat au Detroit Justice Center. « Cela n’arrive pas par hasard. (…) Les Noirs n’avaient tout simplement pas l’autorisation de s’installer dans une tonne de quartiers ».
« Je ne voyais les blancs qu’à la télé »
Ce n’est qu’au collège qu’elle a rencontré d’autres enfants blancs. Avant cela, « je ne les voyais qu’à la télé ». Dans sa cuisine, elle ouvre un magazine, Collier’s, daté de 1946 et montre la photo d’enfants noirs assis sur le mur regardant, de l’autre côté, des adolescents blancs qui jouent.
Avec ses quelque deux mètres de haut, il était loin d’être infranchissable. Mais la barrière était claire. « Le gouvernement ne voulait pas assurer les prêts des propriétaires blancs jusqu’à ce qu’un mur séparant les Nègres soit construit », raconte, avec le vocabulaire d’usage à l’époque même pour cette ancienne publication progressiste, la légende photo. Le quartier noir existait déjà depuis des décennies. En pleine crise du logement, des promoteurs attirés par ces bonnes terres voulaient construire un quartier blanc. « C’était l’idée: si vous habitez près de Noirs, votre quartier ne sera jamais assez bien, alors nous allons faire un mur », résume Teresa. Et de conclure après un silence pesant, d’un juron traduisant son indignation: « Putain, mais c’est dingue! »
« Ils n’auraient jamais cru qu’un Noir finirait président des Etats-Unis »
De son côté du mur, les « Noirs ne pouvaient pas obtenir de prêts. On n’a pas pu accumuler de patrimoine à transmettre à nos enfants parce qu’on ne pouvait rien avoir ». « Et voilà ce qui a été inculqué aux gens: les Noirs ne peuvent rien faire… Ils n’auraient jamais cru qu’un Noir finirait président des Etats-Unis », poursuit-elle, assise près d’un meuble orné d’aimants à l’effigie de Barack Obama. Mais Teresa se souvient aussi du mur comme de l’endroit où ses camarades jouaient: parcourir un tronçon était comme « un rite de passage ». Elle n’a jamais osé, confie-t-elle en souriant. Ce n’est que vers 13 ou 14 ans qu’elle a compris à quoi il servait. « Découvrir les inégalités dont les gens de ma couleur de peau souffraient juste à cause de la couleur de notre peau », cela « m’a paru fou ».
Aujourd’hui, le quartier est toujours à « 98, 99% » noir, dit-elle. Avec le déclin de l’industrie automobile, la tempête financière puis la faillite de Détroit en 2013, les choses n’ont pas été faciles. Aujourd’hui, le mur s’élève dans un parc pour enfants fraîchement rénové. Des artistes et habitants l’ont couvert, en 2006, de fresques colorées commémorant l’histoire des lieux. Parce qu’avant tout, Teresa Moon l’assure, être de « 8 Mile » c’est « une fierté ». « Détroit est une ville très pauvre », souligne-t-elle. « Mais ici, ça a toujours été un quartier vraiment puissant, et engagé, et aimant. C’est pour cela que j’y suis restée ».
LQ / AFP