Des machines pour épauler, voire remplacer les magistrats et désengorger les tribunaux : l’émergence de l’intelligence artificielle inquiète en France, qui s’apprête à confier certains « petits » dossiers à des robots.
« C’est un danger pour la justice, un robot n’a pas d’humanité, rien ne remplacera l’humain », affirme Marie-Aimée Peyron, bâtonnier de Paris. Le concept de « robot-juge » vient d’Estonie – reconnue de longue date comme un pays pionnier des technologies numériques – est probablement le plus avancé en matière d’intelligence artificielle (IA) appliquée au monde judiciaire.
« Nous sommes partis du constat que la justice prenait trop de temps à traiter les petites affaires », explique Ott Velsberg, qui pilote ce projet novateur au sein du ministère estonien des Affaires économiques et de la communication. Attendue pour « fin 2019 ou en début d’année prochaine », cette machine tranchera les affaires dont le litige est inférieur à 7 000 euros et qui relèvent de la « justice réparatrice ».
Des affaires basées sur des faits clairs et comptables, comme les « excès de vitesse, indemnités de licenciement, pensions alimentaires ou créances », énumère Ott Velsberg. Mais cette initiative suscite des craintes chez des juristes, avocats ou magistrats, pour qui la justice doit rester humaine. « Intégrer la technique pour aider les juges, oui, mais que la machine se substitue à la justice, non. La machine ne prolongera pas le cerveau », estime le juriste et magistrat français Antoine Garapon.
« Justice prédictive »
En Estonie, un garde-fou est prévu : une personne insatisfaite d’un jugement automatique pourra faire appel et demander à passer devant un magistrat, précise Ott Velsberg. « Nous attendrons les premiers résultats mais nous réfléchissons déjà au fait de permettre à ce robot-juge de s’occuper d’affaires qui dépassent les 7 000 euros », ajoute le responsable. En France aussi, l’IA s’invite dans les prétoires avec le développement de logiciels dits de « justice prédictive » : s’appuyant sur des bases de données ils permettent en quelques clics de consulter jurisprudence et statistiques, afin d’évaluer les chances de gagner un procès, le montant éventuel des indemnités ou ses risques juridiques.
« La machine va rendre compte de l’ensemble des décisions possibles en tenant en compte de tous les paramètres du droit à sa disposition », explique Jacques Lévy-Vehel, fondateur de l’entreprise Case Law Analytics qui utilise l’IA pour des affaires relevant d’une quinzaine de domaines du droit public et privé. « Cela aide les juges à savoir ce que font leurs collèges, les avocats peuvent donner de meilleurs conseils à leurs clients », affirme-t-il.
« Beaucoup de bluff »
Tout en rappelant que le juge doit rester « maître de sa décision », Adrien van den Branden, avocat au barreau de Bruxelles et auteur du livre « Les robots à l’assaut de la justice », voit aussi dans cet outil une solution pour aider le juge à gagner du temps et donc désengorger les tribunaux.
D’autres avocats sont autrement plus méfiants à propos de la « justice prédictive ». « Il ne faut pas désincarner la justice sinon on risque de traiter simplement des dossiers, plus des êtres humains. La justice n’est pas un service administratif », observe Christiane Féral-Schuhl, avocate franco-canadienne spécialiste des nouvelles technologies. Redoutant que « le numérique nous éloigne du justiciable », elle souhaite la mise en place de « règles éthiques pour que la justice reste entre les mains de l’homme ».
Autres risques, relevés par le juriste Antoine Garapon : celui d’une uniformisation de la jurisprudence, en renforçant la position majoritaire. Mais aussi celui de jugements rendus en s’appuyant uniquement sur des jugements anciens, sans prise en compte de « l’air du temps et des mœurs du moment ». « La justice c’est se rencontrer, s’expliquer (…). Internet enlève cette dimension de comparution dont les gens ont besoin », fait valoir le co-auteur du livre La Justice digitale.
S’il ne faut pas « rejeter l’intelligence artificielle », il y a encore « beaucoup de bluff » dans cette « phase d’inflation » autour de l’IA, souligne Antoine Garapon.
LQ/AFP